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Ces philosophes ont révolutionné la pensée du monde et sur le
monde au XVIIIe siècle. En France, cela a contribué à la Révolution. Puis
vint la Constitution, les Hommes égaux en droits… Comme si les
individus n’appartenaient pas également, en même temps, à des
groupes, à des collectifs, construits et agis par des cultures différentes !
Les jacobins contre les girondins, la Patrie en danger, la Terreur, tous
unis sous la bannière tricolore, nécessité a fait loi. Et si était né là l’individualisme
concurrentiel qui trouve aujourd’hui son apothéose dans
le libéralisme capitaliste ? Liberté (de soi) d’abord, Égalité faut voir,
Fraternité on verra demain. L’individu sans la culture c’est la loi de la
jungle, l’individu sans la reconnaissance de son ou de ses groupes
d’appartenance c’est l’anomie. Premier ver dans le fruit, donc, la
négation des groupes et des identités collectives au nom de l’unité
nationale à défendre, pensée comme un bloc sans failles et sans alternatives.Tous pareils.
Épisode suivant, cette affiche dans des salles de classe durant la
Troisième République : « Interdit de cracher par terre et de parler
breton ». L’école publique s’est construite sur la négation des appartenances
territoriales, tous petits enfants individuels de la Patrie. Tous
égaux grâce aux valeurs universelles, mais tous bien uniformes.
Troisième ver dans le fruit, aujourd’hui l’évidence d’inégalités sociales,
culturelles, économiques, grandissantes. Banlieues de relégation, faciès,
parkings sociaux faits de divers statuts et stages plutôt que vrais
emplois pour les jeunes, racisme permanent et partout. Avec à la clé
une partie des jeunes générations perdue, dont certains n’ont jamais
cru ou ne croient plus dans les valeurs de la République. Comment s’étonner des développements, chez ces jeunes, de pensées simplistes,
nationales-populistes ou religieuses, qui expliquent tout dans d’étranges
rationalités et procurent à la fois identité, compréhension du monde
et sentiment d’action sur celui-ci ? Les adhésions à des idéologies
radicales sont d’efficaces moyens pour apaiser les angoisses. Et
comment lutter contre les ravages de ces pensées simplistes, à part en
comprenant que c’est aussi la façon dont la République a été pensée
et est construite qui contribue largement à tout cela, et qu’au fond le
problème n’est pas la réforme de l’école, la politique de la Ville ou
l’aide à l’emploi pour les jeunes, mais la question de la reconnaissance
des identités.
Il faut aujourd’hui reconnaître à la fois les appartenances collectives et
les droits individuels, en n’opposant plus sujet et collectif, en sortant
de l’« intégration » à la française qui désintègre en isolant. Cela sans
aller à l’opposé, vers le « communautarisme » racial à l’anglo-saxonne.
Changer les mots, les concepts, peut y aider : substituer individuation
à individualisation, penser « communautés » et pas « communautarisme
», en articulant en permanence les deux termes afin qu’ils se
renforcent mutuellement.
Mais même avec une nouvelle Constitution fondant une Sixième
République qui pourrait articuler individu et appartenances, restera de
toute façon à (re)construire une société qui propose à la fois des
idéaux, des utopies, et une pensée de la complexité appuyée sur une
analyse objective des conditions réelles de la vie, plutôt que sur la
récitation incantatoire de mythes fondateurs certes généreux, merveilleux,
mais rendus et devenus inopérants.
FRANÇOIS CHOBEAUX
Avec les propositions critiques de MONIQUE BESSE,
LIN GRIMAUD, SAÜL KARSZ,
JEAN-PIERRE MARTIN, CHRISTINE PIEUCHOT,
JOSEPH ROUZEL, HENRI SANTIAGO-SANZ.