ChatGPT ou la parole morte - Philippe Meirieu Le Monde
L’application ChatGPT peut être utilisée pour "tricher" et certains enseignants peuvent s’en inquiéter mais pour le danger est ailleurs...Un article de Philippe Meirieu, président des Ceméa, paru dans Le Monde, le 27 mars 2023.
Les débats suscités par l’arrivée de l’application de messagerie utilisant l’intelligence artificielle ChatGPT dépassent aujourd’hui très largement le cercle des passionnés du numérique. Un peu partout, en effet, on s’essaye à cet outil, et il est rare qu’on ne soit pas impressionné par le résultat obtenu.
Sans sous-estimer les performances techniques et le travail colossal qui ont permis la mise au point de ce logiciel conversationnel, rappelons qu’il fonctionne sur un principe relativement simple : il fabrique des textes mot après mot de telle manière que chacun d’entre eux soit suivi des occurrences statistiquement dominantes dans la gigantesque base de données identifiée par ses concepteurs (qui représente plus de 750 000 fois le volume de la Bible). Il n’est donc pas étonnant qu’il ne fournisse aucune référence. Une référence renvoie, en effet, à un discours singulier – dont la force ou l’originalité en font une expression remarquable –, alors que ChatGPT comptabilise et utilise (en un temps record) les propos les plus répandus dans la masse des données disponibles, en lissant leur formulation selon les règles dominantes du bon usage.
On peut, bien sûr, s’amuser à mettre ChatGPT en difficulté, voire en échec, en recherchant les questions dont la formulation (ambiguë ou contradictoire) produit des réponses absurdes. Mais, n’en doutons pas : cela ne découragera personne d’utiliser un outil dont l’efficacité, en matière de collecte d’informations et de rédaction, est stupéfiante.
Une occasion à saisir
On peut donc comprendre que certains professeurs craignent qu’il exonère leurs élèves ou leurs étudiants de travaux de recherche et d’écriture, voire compromette la possibilité de toute évaluation. D’autres considèrent, en revanche, que toute tentative d’interdiction en la matière restera vaine et préfèrent s’emparer de l’outil pour travailler avec leurs élèves ou leurs étudiants. Ils leur apprennent à poser des questions sous différentes formes pour comparer les réponses ; ils confrontent ces réponses avec celles des manuels et des encyclopédies ; ils les
aident à repérer les glissements sémantiques qui induisent des malentendus et compromettent l’objectivité du texte ; ils utilisent les propositions de ChatGPT comme des brouillons à compléter et à personnaliser, ou encore les font traduire sous d’autres formes textuelles, graphiques ou visuelles.
Ces professeurs-là ne s’inquiètent guère que leurs élèves ou leurs étudiants leur remettent des textes issus de ChatGPT : ils les accompagnent suffisamment dans le processus d’écriture de textes pour voir ces derniers se construire progressivement sous leurs yeux. Et, si nécessaire, ils sont parfaitement capables, en une ou deux questions orales, de vérifier qu’ils en sont bien les auteurs. D’ailleurs, ils voient dans l’arrivée de ce logiciel miracle une belle occasion de repenser les épreuves d’évaluation en donnant une plus large part à l’invention et à l’expression personnelle. Le danger majeur de ChatGPT n’est donc pas dans la fraude qu’il autoriserait, mais plutôt dans le rapport aux connaissances que promeut un robot conversationnel conçu pour donner le sentiment de parler à un humain et qui inverse complètement le sens de la relation pédagogique. En effet, ChatGPT, bien plus encore que les traditionnels moteurs de recherche, comble le désir de savoir et tue le désir d’apprendre. Il donne des réponses immédiates objectives et abolit ainsi la dynamique du questionnement. Il produit des certitudes qui enkystent la pensée... Tout le contraire de ce qui incombe au professeur : susciter des interrogations pour libérer des préjugés. Or, plus que jamais, au temps du matraquage publicitaire, des réseaux sociaux, des slogans populistes et des théories du complot, il importe de déverrouiller l’esprit de nos élèves et de nos étudiants. Comme le disait le pédagogue Fernand Oury, « il est temps de donner aux enfants d’aujourd’hui ce qui leur manque le plus : le manque » (Pédagogie institutionnelle, Matrice, 2001). Trop d’entre eux, en effet, sont dans le trop-plein, enfermés dans des opinions et dans des croyances qui sont devenues, pour eux, des marqueurs identitaires.
Désir d’apprendre
Inutile donc, pour les professeurs, de tenter de concurrencer ChatGPT en comblant leurs élèves et leurs étudiants de connaissances dont ils se croient déjà comblés. Au mieux, leurs certitudes viendront se juxtaposer à celles qui étaient déjà là. Au pire, elles seront vécues comme de dangereuses menaces. L’essentiel est bien plutôt de leur faire découvrir les vertus du manque où s’origine le désir d’apprendre. Et cette découverte n’est possible que dans la rencontre d’un savoir vivant, habité, dans son énonciation même, par l’exigence – constitutivement tâtonnante – de précision, de justesse et de vérité. Un sujet, en effet, ne s’engage dans les apprentissages que s’il rencontre un savoir qui ne s’impose pas comme un dogme mais s’offre comme un chemin, un chemin qui laisse entrevoir bien plus de promesses de satisfactions futures que les certitudes du présent.
Ce savoir, c’est celui du professeur, bien sûr, dès lors qu’il sait en faire un objet de découverte collective dans la classe. Mais c’est aussi celui que nos élèves et étudiants peuvent rencontrer quand on les met en situation d’enquête et qu’on les envoie interroger l’artisan du quartier ou le fonctionnaire municipal, les anciens du village ou les scientifiques de l’université. Car c’est avec ces paroles vivantes qu’ils pourront oser la leur et créer leurs propres écrits. Pour autant, bien sûr, qu’ils soient accompagnés rigoureusement dans leur démarche et qu’on leur fasse découvrir, tout au long de leur scolarité, des textes où entrevoir – à mille lieues des compilations anonymes de ChatGPT – cette trace, inquiète et exigeante à la fois, qui signe la présence d’un être humain dont ils pourront dire, peut-être, « mon semblable, mon frère ».
Philippe Meirieu est pédagogue, président des centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active. Il a récemment publié un Dictionnaire inattendu de pédagogie (ESF Sciences humaines, 2021) et, avec Abdennour Bidar, Grandir en humanité. Libres propos sur l’école et l’éducation (Autrement, 2022).