Nous avons vu, à propos de l’analyse des enfants, qu’une même personne ne peut cumuler les fonctions du pédagogue et celles de l’analyste, et qu’à avoir, fût-ce un temps, occupé la position de pédagogue, on se barre la possibilité de fonctionner comme analyste auprès d’une même personne. Aussi bien, d’ailleurs, lorsque Neill s’abstient de répondre à la demande, n’engage-t-il pas pour autant avec l’enfant un processus analytique. Et sans doute y a t-il une grande différence de sa position et celle de l’analyste. En effet, l’anonymat relatif de l’analyste lui permet de présenter au patient le miroir lisse où celui-ci pourra déchiffrer les hiéroglyphes de son désir. L’éducateur, parent ou pédagogue, ne peut prétendre à la même neutralité. L’enfant saurait vite découvrir, derrière son abstention, la demande implicite. Par son silence, Neill par exemple, ne signifie-t-il pas à l’enfant qu’il veut libre et responsable, capable d’autonomie et d’indépendance, qu’il désire que ce dernier se détermine seul ? On retrouve là une exigence éducative qui n’est pas des moindres. Ainsi, du fait même de la fonction qu’il exerce et de l’impossibilité où il est de réaliser une neutralité absolue, l’éducateur ne peut laisser libre la place où l’enfant cherche à découvrir la clef de son désir.
L’idée que la pédagogie est une affaire de théorie, de doctrine, qu’il peut y avoir une science de l’éducation, repose sur l’illusion d’une possibilité de maîtrise des effets de la relation de l’adulte à l’enfant. Lorsque le pédagogue croit s’adresser au Moi de l’enfant, c’est à son insu l’Inconscient de l’enfant qui se trouve être touché, et ceci non pas même par ce qu’il croit lui communiquer, mais par ce qui passe de son propre Inconscient à travers ses paroles. Il n’y a de maîtrise que du Moi, or c’est une maîtrise illusoire. Ce qui est proprement efficace dans l’influence d’une personne sur une autre appartient au registre de leur Inconscient respectif. Dans la relation pédagogique, l’Inconscient de l’éducateur s’avère peser d’un plus grand poids que toutes ses intentions conscientes.
De l’existence de l’Inconscient démontré par la psychanalyse, on peut déduire qu’il ne peut y avoir de science de l’éducation, au sens où il serait possible d’établir une relation de “ causalité ” entre les moyens pédagogiques utilisés et les effets obtenus. Et c’est pour cette raison même qu’il ne peut y avoir d’application de la psychanalyse à la pédagogie. Une telle tentative ne peut que reposer sur un malentendu, sur la croyance qu’un savoir sur l’Inconscient permet de s’en rendre maître, que dans ce domaine savoir c’est pouvoir. Or, s’il est une discipline qui infirme une telle assimilation, c’est bien la pratique classe aussi démuni, peut être même davantage qu’un autre, face à cette tâche redoutable qu’il s’est choisi : être avec des enfants. Tout en affirmant, pour lui et pour les autres, le droit à l’erreur, à l’incertitude, à l’échec, le droit de ne pas tout savoir, il ne peut que douter de ce qu’il fait et de ce qu’il pense.
Enseigner ne peut être une activité basée sur une théorie ou une doctrine, sous peine de retomber dans le piège de l’idéologie. Mais à tenir compte de ce qui fait de nous des êtres parlants, à s’appuyer sur une tutelle, celle des signifiants dont est tissé l’inconscient, nous voudrions poser en terminant la question de la création. Qu’est-ce qui fait qu’un poème n’est pas seulement imitation mais œuvre d’art ? Qu’est-ce qui fait que la nudité du corps que révèle la photographie est œuvre d’artiste et non de pornographie ? L’ouvrage d’art a partie liée avec le manque et quelque chose du trou du Réel s’y manifeste, c’est-à-dire qu’il nous signifie son impossibilité à cerner son objet, que quelque chose de cet objet échappe et manque. Tel devrait être l’enseignement, œuvre humaine où l’enseignant manquera de faire de l’enfant un enseigné : qui des deux enseigne l’autre ?
Catherine Millot in Ceméa publications
Auteur de Freud anti-pédagogue, Flamarion 1997, 182 pages