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Tous ces termes ont été utilisés en mars dernier pour qualifier
Mohamed Merah. Ils l’avaient déjà été en juillet 2011 quand Anders
Breivik avait tué des dizaines de jeunes gens en Norvège. Ils vont probablement
resservir ces prochains jours, l’écriture de ce texte mi-juin rencontrant
la révélation des actes de Luka Rocco Magnotta au Canada.
Évidemment, ils reviendront inlassablement à chaque acte terrifiant. Et
à chaque fois, des média racoleurs nous proposerons une jouissance perverse
par leurs présentations et leurs commentaires horrifiés.
Mettre ainsi l’horreur à l’écart car elle est insupportable est assurément
un moyen de défense, de protection pour tous. L’innommable, l’immonde
ne peuvent pas être de notre monde. Rapide exclusion, bien utile ! Une
rhétorique simpliste et protectrice est alors mise en oeuvre : comme ils
sont bêtes et non pas hommes, on ne les nomme pas, on les qualifie.
Au mieux, on dit leur seul nom comme on dit le nom d’une bête, sans
les inscrire dans une filiation et une humanité. Et soyons logiques, poussons
le raisonnement jusqu’au bout : quand une bête mord, on l’abat.
Les avis des braves gens en la matière sont terriblement limpides.
Et si les monstres étaient en chacun de nous ? Le monde de nos pulsions,
de nos fantasmes, est bien présent et bien actif. La plupart d’entre
nous savent les gérer afin de ne pas aboutir à leurs mises en actes, et
c’est tant mieux pour une certaine vie sociale et pour nos équilibres psychiques.
Et malheur à ceux qui les font émerger à la surface de la vie !
Mais pas d’innocence, aucune, en la matière, car le fou, cet autre radicalement
incompréhensible, nous habite tous. Encore qu’il faille ne pas
aller trop vite avec l’étiquetage de folie. L’acte extrémiste, « terroriste »,
est-il produit de folie ? Hier Khaled Kelkal, aujourd’hui Mohamed Merah,
semblables à Anders Breivik et à Luka Rocco Magnotta ? Tous pareils,
dépassés par leurs mises en scène puis dépossédés de celles-ci, alors réduits
au statut de simples choses dans les explications et les revendications
extérieures multiples de leurs actes ? Pas si simple.
Et si nous regardions les conditions de production de ces actes ? C’est
le travail de la culture, du lien social, de leur création et de leur transmission
qui permet de faire société et de structurer chacun. Alors la focalisation
sur les monstres individuels occulte efficacement l’action
d’autres monstres bien plus impalpables, aux façons policées, économiques,
techniciennes. Les idéologies de la performance, de la responsabilité
individuelle, du mérite, de la punition… agissent et nous
agissent vers moins d’humanité. Quand une société fait des choix politiques
qui mésestiment, voire dénigrent le pari éducatif, quand une société
isole chacun dans ses égoïsmes et ses peurs, elle crée les conditions propices
à l’émergence du monstrueux individuel et du monstrueux collectif
simpliste. Et les sujets les plus fragiles par leurs histoires personnelles et
familiales peuvent s’y perdre.
Des monstres, des pas comme nous ? Non, mais le radical inverse : juste
le reflet de notre part d’immonde, individuel et collectif, qui fait inlassablement
surface, et que nous ne voulons pas regarder par crainte peutêtre
d’y succomber à notre tour, mal protégés par des limites toujours
susceptibles de s’effondrer.