J’aimerais réfléchir sur ce paradoxe au
moment où je viens d’être convié à un colloque
qui se tiendra à Lille, en mai, sur cette
épineuse question.
J’ai dans l’esprit le souvenir de mon grandpère,
ouvrier et fier de l’être, animateur d’un
syndicat qui ne s’en laissait pas conter,
aimant son travail, son entreprise, respectueux
de son outil de travail, et aussi soucieux
de sa production.
J’ai dans l’esprit le souvenir de mon père,
victime de la crise de 1929 alors qu’il était
à la tête d’une petite fabrique de casquettes,
mais n’arrêtant pas de rebondir de poste en
poste, nous entraînant avec lui dans une
flexibilité qui nous fit parcourir l’Hexagone
et que nous avons bien accueillie.
J’ai dans l’esprit mon expérience personnelle,
où je me suis pleinement réalisé à travers
mon travail, malgré parfois des horaires
harassants, la disponibilité à toute épreuve
qu’il fallait avoir, mais heureux d’inventer, de
créer, d’entreprendre… jusqu’au jour (je
venais d’avoir 60 ans) où la confiance se
rompit entre moi et le président de mon association
employeur. Je décidai alors de prendre
une retraite active (merci Mitterrand !) pour
ne pas me trouver en porte-à-faux, exécutant
d’un projet de programme auquel je ne
pouvais ni ne voulais souscrire.
Et c’est là que peut-être je trouve la
réponse aux problèmes que pose le travail
dans notre société moderne. L’homme a
besoin d’activité : pensons à tout ce qu’a
dit et écrit Tony Lainé sur ce sujet. L’oisiveté
l’ennuie, le détériore. Cette activité, il la
cherche, et s’il arrive qu’il la perde, il s’efforce
d’en trouver une autre qui lui
convienne. Mais cette activité requiert sa
participation dans l’élaboration et l’exécution
de son travail. S’il devient un simple
exécutant, toute l’ardeur qu’il pouvait
avoir, et la fierté qui en résultait, s’évanouit,
les tâches deviennent alors monotones,
répétitives. Le corps y répond, mais le coeur
et l’esprit n’y sont plus.
Dans la vie moderne, où le profit passe avant
tout, le travailleur, qu’il soit au bas de
l’échelle ou cadre intermédiaire, n’est plus
considéré, ni valorisé. On peut le jeter,
comme on jette un objet devenu inutile, et
l’on organise son travail sans qu’il puisse y
prendre part. J’ai quitté mon boulot parce
que mon président voulait m’imposer ma conduite, et n’entendait plus rien à ce que
j’essayais de lui dire.
Le « management » (retenez bien ce mot)
a remplacé la participation et le respect du
travailleur. On dispose de vous, contre
votre gré, et vous ne savez plus où vous en
êtes. Vous n’êtes plus acteur de votre vie,
mais une ressource humaine, un pion
qu’on utilise ou place à sa guise. Il ne reste
donc du travail que cette prophétique
malédiction : « Tu gagneras ton pain à la
sueur de ton front. » Comment et pourquoi
s’investir quand on n’existe plus ?
Cette maladie gagne l’économie sociale,
particulièrement les associations, à cause de
la peur d’être mal jugé par les tutelles (car
même si, dans son trop bref passage ministériel,
Nicole Questiaux avait dénoncé ce
mot, on en est bien revenu au poids hiérarchique
des autorités), et les associations,
délaissant le travail en équipe, ont recommencé
à installer des hiérarchies nouvelles.
Au-dessous du directeur, on a instauré des
chefs de service, et au-dessus, des directeurs
généraux d’association. La liberté et l’initiative
de chacun s’en trouvent limitées. Et
quand le travail n’a plus la couleur de l’activité,
il devient morose, sans signification.
À l’homme, on a souvent substitué des
machines. On en est aujourd’hui à considérer
l’homme comme une machine.
Mais rien n’est jamais perdu. Je suis comme
Stéphane Hessel, je crois en la jeunesse, ou
plutôt, j’ai confiance dans les jeunes et dans
leur capacité, à un moment donné, de bousculer
cet édifice artificiel qui n’arrive même
plus à faire vivre une économie mondiale.
Alors, comme cela s’est déjà passé dans
l’histoire, le travail auquel chacun aspire
retrouvera sens et saveur. Un conseil : lisez
ou relisez, de Stéphane Hessel et Edgar
Morin, Le chemin de l’espérance [1].
JACQUES LADSOUS
Voir le sommaire de la revue Vie Sociale et Traitement n° 118 et commander en ligne
[2] Stéphane Hessel et Edgar Morin, Le chemin de l’espérance,
Paris, Fayard, 2011.