L’imparfait du subjectif : Préface et prologue
http://www.youtube.com/watch?v=_bXgbJ1LDCMschl
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De la chenille au papillon, Préfacé par Jacques LADSOUS |
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« L’individu est le produit d’une histoire dont il cherche à devenir le sujet. » C’est par cette citation de Vincent de Gaulejac [1] * que commence ce récit. Et cette histoire où s’entremêlent trois générations est bien porteuse de cet effet de recherche. L’auteur en est le sujet principal, mais ce n’est pas une biographie.
Une biographie comme l’écrit Bourdieu [2] * est une illusion dans le sens où celui qui l’écrit, même si c’est l’auteur lui-même, veut prouver quelque chose et présenter les éléments de sa chronologie comme les jalons, les témoins d’une histoire signifiante. Une histoire de vie se présente comme une restitution par l’auteur des principaux moments qu’il a traversés, que ce soit dans l’ordre ou le désordre en soulignant très fort ceux qui lui sont essentiels. D’une histoire de vie on voit surgir non un portrait, un modèle mais une forme humaine qui se construit, qui se détruit au gré des événements qui l’ont frappé. En ce sens, elle est référence pour chacun d’entre nous : nous y trouvons des résonnances, des émotions qui réveillent les souvenirs cachés, enfouis, heureux ou malheureux, comme si l’éclosion de la personnalité qui nous est présentée contribuait à nous éclore nous même là où nous n’avons pas eu le temps ni l’envie d’aller.
C’est exactement ce que j’ai ressenti au long de cette lecture : père, mère, divorces, frères, couple, désirs d’enfants, suivi d’enfant, folie rien ne nous est épargné de cette famille où Jean-Pierre « le petit » a fini par grandir et s’affirmer. Cette famille « ordinaire » n’est pas une famille comme les autres, car, de toute façon, sauf convention, il n’y a pas d’histoire familiale identique. Et nous épousons, au fil du récit, ses joies, ses craintes, ses souffrances, comme si, de la boite aux souvenirs surgissait en nous des êtres de chair et de sang dont, tout à coup, nous découvririons la vie intérieure.
Tout ceci dans un style magnifiquement rythmé, un peu semblable à une écriture cinématographique nous imposant, image après image, une succession de « scènes » qui s’enchevêtrent et tissent la vie. Tant de passions contenues, tant de douleurs assumées, tant d’espoirs entrevus : tout ce qui fait qu’une vie est rien moins que banale. Tout se passe comme si Jean-Pierre avait soulevé le couvercle qui abritait ces vies, pour nous laisser voir les chemins souvent tortueux que suscitent les découvertes et les événements rencontrés. Et de cet ensemble chaotique, l’homme, la femme finissent par surgir comme si, débarrassés de cette gangue lourde à porter, ils pouvaient enfin se trouver.
Tout au long de cette lecture, j’ai pensé aux métamorphoses du têtard à la grenouille, de la chenille au papillon, et j’ai compris, pourquoi, enfant, j’ai tant rêvé devant mon petit élevage de ver à soie, comme si à chaque éclosion se présentait l’image de mon futur.
Car si nous ne sommes pas maître des rencontres que nous faisons, des événements que nous vivons, nous n’en sommes pas moins responsables de ce que nous en tirons pour nous-mêmes comme pour les autres.
Jacques LADSOUS, éducateur, vice-président des Ceméa (Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active), secrétaire général du Musée social, vice-président du Conseil Supérieur du Travail Social de 1987 à 2002
Tu la vois celle-là ?
« Le grand problème est de savoir si je décris ce que je vois ou
si je vois ce que je décris ? » Conférence de M. Lupu, ethnologue au musée de l’Homme Grenoble, le 18 août 2004
Un creux. Plus profond que les autres. L’appétit s’amenuise. La bobine se
dévide en désordre. Effilochages de coton. Pris au dépourvu, j’essaie de rebâtir
un scénario qui me saute des mains. Grand ménage d’hiver sur fond de
tambours. Je fais tourner d’impressionnantes machines de nuit. Ecran noir
sans sortie de secours. Laver le linge sale en famille, comme un sourd. Les
traces résistent. Chiendent vigoureux. A l’image de ses tâches qu’on essaie
d’effacer et qui s’étalent de plus belle. Très énervant. Alors romancer ?
Efficacité peu probante. La mise en texte n’a aucune vertu curative. Elle
n’accentue pas le drame non plus. Le virtuel est bien plus faible que
l’asphyxie du réel. Match nul, la balle au centre. Si, tout de même, écrire met
à distance un sujet qui se dérobe.
« Tu la vois celle-là ? », dis-je en plaisantant à mon fils en faisant mine de
le gifler. Oui, je l’ai vue. Je viens d’accompagner la descente aux enfers de
Papa. Et je retiens Maman d’une main moite. Happy end douteux. Je suis
une psychothérapie pour chasser l’air vicié. Séances aux couleurs ombres chinoises.
Pourquoi remuer la soupe à l’encre ? Je voudrais tant reprendre mon
souffle. Recoller des morceaux éparpillés. Me défatiguer de moi. Affronter
l’inconnu avec une lampe de poche. Mais les arbres géants de la forêt
prolongent leurs branches à l’infini. Attendrai-je la fin de Maman pour retrouver un chemin plus sûr ? Clore un chapitre ? Je ne sais pas. Je ne sais
plus. Sables mouvants.
Contact humide
Je passe quelques jours chez ma belle-mère. Cavalcades d’enfants en tous
sens. Dans ce maelström, un ersatz de caniche pelé en phase terminale erre
dans la maison, aveugle, quasi impotente. Image pénible de l’abandon de soi.
La pauvre se cogne sans cesse, reniflant d’improbables odeurs lui permettant
de retrouver son coussin fétiche. Se reposer, enfin. Dans ses divagations, elle
m’effleure le mollet à l’improviste. Je frissonne vingt fois par jour. Contact
humide. Malaise.
Fatigués eux aussi, mes deux beaux-parents évoquent leur fin de vie ou
leur après vie. Pour couronner le tout, je viens d’écrire au juge des tutelles.
Enjeux de taille : nous souhaitons que Fifi, mon frère Jean-Philippe, soit
nommé curateur de Patrice, l’aîné de la fratrie, plongé depuis son adolescence
dans un clair-obscur psychiatrique. Et lancer une procédure pour
Maman qui dérape dans les graviers. N’en jetez plus !
Malgré tout, ce brouhaha de détresse nostalgique, de mort annoncée,
ponctué de rires frais si vivants, s’accorde à mon écriture balbutiante qui
cherche ses marques. Ton sur ton.
Fifi me demande où j’en suis. Que veut-il ? Il pense la créativité vitale
pour moi. Il a raison. Et le temps que cela prend ? Du temps qui s’étire et ne
rime à rien ? D’un tonneau sans fond où couleraient des mots sans queue ni
tête ? Il a raison. J’ai toujours eu peur que cela fuie. Et une grande envie de
m’enfouir. Je veux à la fois contenir et laisser déborder. Rêver et agir. Paterner
et rester libre. Aimer de peur que le bonheur ne s’en aille. Oublier et me souvenir.
Rester et partir. Trouver du sens et apprécier l’absurde. Rire et pleurer.
Asséner des certitudes et avouer mes doutes.
Au fond
La Boussac, le 26 octobre 2004
Renversement de perspectives. Maman est partie, dix mois après Papa,
sans laisser d’adresse connue. Je me remets à la table de travail. Se promener dans ce jardin en friche, le nez en l’air. Sentir le vent frôler mes joues. Les
variations de température.
En 2001, Papa a fait une sortie de route verbale périlleuse. Sous couvert
d’un mot d’esprit, mon père a accusé Fifi de ne pas aimer Théo, mon fils,
arrivé par cigogne en 1999 d’un pays qui pigmente la peau d’un beau marron
foncé. De ne pas l’aimer, donc, en raison de ses origines. Où l’on s’aperçoit
de la force des pulsions. Les freins lâchent. Comme si j’avais senti la
mort arriver. Une odeur de fin de règne. Mais jamais je n’aurais pu écrire le
début de ce..., de cette..., enfin de ça si j’avais compris que mes parents
allaient mourir si vite. Deux autres raisons concomitantes m’ont poussé à
tenter cette aventure : le début d’une dépression qui ne dit pas son nom et
cette autre émotion vive, la procréation. Avec son lot de rebondissements
épuisants : tentative naturelle, puis le calvaire des fécondations in vitro et
enfin l’adoption. Cinq ans pour tenir dans ses bras un corps tout chaud.
Aussi brûlant qu’un feu de bois. Bouleversante sensation. Advenir Papa.
Une dernière motivation, plus secrète et cachée : conjurer la peur de
devenir fou, comme Patrice, mon douloureux frère aîné ? Sans doute.
L’univers familial a basculé dans les failles de cette maladie. Contagieuse ?
La dépression m’a surpris comme une rage de dents. L’angoisse a monté
par paliers successifs pour atteindre son point d’orgue pendant l’agonie de
mon père. J’ai d’abord écrit assez vite. Les événements m’ont boosté. Et puis,
la douleur est devenue écrasante. Quelle fatigue de se relire, dégraisser, trouver
la formule exacte.
Retours de manivelle.
Je me suis trompé. La vie n’est pas linéaire. Chemins tordus. Cycles imaginaires.
Jeu de pistes sans indices. Alors, se perdre pour faire au moins semblant
de trouver quelque chose. Les phrases s’enroulent en vagues floues.
Insaisissables. Je me rassemble et me disperse dans la même seconde. En
écho, la psychothérapie me retourne de fond en comble. Plat roboratif.
Indigeste et diététique. Donne des clés et en jette d’autres, pourtant polies
par le temps, familières. Dans cette déroute intime, je ne me laisse pas aller.
J’investis le parcours intérieur. Travaille le jour dans un centre de formation
d’adultes avec acharnement. Le soir, je fais du théâtre, j’écris, m’amuse, lis
quantité de journaux. Comment va le monde ? Très mal, merci. Au-delà de
la nuit, j’essaie de fermer mes yeux : succès inégal. Respiration de silex.
Je passe mon temps à entrer en relation. Qui au bout du fil ? Mystère.
Phases récurrentes d’agitation perpétuelle. De boulimie insatisfaite. Je
m’enfonce. Ma vie s’enfonce dans une purée de pois. Je cours à perdre
haleine sans m’essouffler. Toujours occupé. Rester immobile : un vrai sport à
risque. A de brefs instants, retiré dans ma tanière, en vacance de tout ou
presque. Pourquoi donc ? L’angoisse farfouille un peu partout. La joie aussi
d’être en vie, ce frémissement doux et râpeux. Ma langue au chat ?
Est-ce bien moi qui suis à la fois à l’origine et le sujet de ce roman ?
Réalité diablement subjective. Alors la décrire… Vie de famille. Quelques
bribes incertaines. Dont je suis acteur et spectateur. Victime et agresseur. Un
livre dont j’hérite, un apprenti qui hésite, reprenant sans cesse l’ascension.
Ecrire. Corriger. Justifier. Prendre date. Mouvement perpétuel. Mise en tombeau.
Mise en abîme. De l’autre côté du miroir, Papa et Maman me tiennent-
ils par la main ? La vie survit à la mort. De toute urgence, lâcher prise.
Le psy, la semaine dernière, de son fauteuil tenu à distance : « Vous avez peur
du vide, au fond ? » Oui, au fond, surtout au fond.
Je suis allé écouter l’étincelant Albert Jacquard qui disait notamment qu’il
est impropre de parler d’une période qui se situerait avant le big bang. On
ne peut même pas dire qu’il n’y avait rien. Ce serait trop facile. Le passé ne
s’adosse qu’au présent. Les morts ne disent plus leur texte. Nous leur soufflons,
dans l’espoir qu’on ne sera pas découvert. Tant qu’on reste en vie. Et
d’autres après nous. Peut-être...
Je voulais vous dire que je n’ai pas été sourd... Préface et prologue
http://www.youtube.com/watch?v=qtbzozI-coI
Un article sur Médiapart
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Des sujets en formation, préface de Alex Lainé |
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Des sujets en formation au double sens de femmes et d’hommes – formateurs inclus - qui s’inscrivent dans un dispositif de formation, et en même temps – car ce n’est pas séparable – se constituent en tant que sujets davantage conscients de ce qu’ils sont et ainsi, deviennent un peu plus en mesure d’infléchir le cours de leur vie. Car on ne naît pas – ou pas entièrement – sujet, on le devient.
C’est de tout cela dont il est question dans le livre de Jean-Pierre Weyland. Et ce n’est pas rien.
Le texte que l’on va lire s’inscrit dans le genre du récit de vie : récit autobiographique de son auteur, fragments de récits de parcours de stagiaires dont il a été le formateur. Dans tous les cas il y a « pacte autobiographique » comme le dit Philippe Lejeune, c’est-à-dire identité entre l’auteur, le narrateur et le personnage central ou « héros » dont l’histoire est rapportée – avec sans doute une nuance à faire pour les quelques textes qui relatent les propos et parcours de certains parmi les apprenants aux côtés desquels l’auteur a cheminé. De ce point de vue, on doit parler de co-écriture et de co-auteur puisque ces textes ont été rédigés tantôt par les apprenants eux-mêmes, tantôt par Jean-Pierre Weyland, mais toujours publiés avec l’accord de celle ou celui dont ils disent le fragment de parcours. Des récits de vie à plusieurs voix, par conséquent.
Par ailleurs, on peut débattre à l’infini de la question de savoir s’il s’agit de récits de vie ou de récits de pratiques de formation professionnelle. Le livre montre une fois de plus que la question est sans objet tant la vie et la pratique professionnelle ou de formation sont inséparablement entrelacées dans ce qui constitue la tension du sujet vers une unité jamais définitivement acquise, toujours à conquérir.
Il y a donc du récit de vie, mais aussi du « roman d’apprentissage ou roman de formation » entendu comme la narration du parcours d’un personnage – ici ce sont plusieurs personnages dont l’auteur lui même – qui apprend, se forme, se développe et de proche en proche s’autorise une parole propre, jusqu’à être en plus grande adéquation avec soi-même.
Une première caractéristique et qualité du livre de Jean-Pierre Weyland s’offre, étonne mais aussi séduit immédiatement : son style. On sait que « le style est l’homme même » comme l’écrivait Buffon. Dans son écriture, l’auteur n’a pas systématiquement recours au pronom personnel, au « je » de la narration autobiographique. Dans bien des cas, il utilise la forme impersonnelle et une quasi absence de sujet grammatical pour énoncer ce qu’il ressent, fait et pense. Cela frappe dès les premières pages. En voici un exemple à propos de son parcours :
Tombé très jeune dans la marmite de l’animation. Un grand jeu de brousse. Pris dans la sauce. Tourné en rôti. Amusant. Essentiel. C’est chaud et goûteux. Gluant et relevé. Légèrement appétissant. De quoi nourrir une vie. En parallèle : écrire, mettre en scène et grimper sur les tréteaux. Au-dessus.
Cette manière qui fait dans la brièveté donne sa puissance au récit. Plus encore et curieusement, le sujet agissant, pensant, éprouvant et vivant, parce qu’il est là en creux, en supposé ou en implicite, est en réalité d’autant plus présent. Car cette manière de dire fait directement entrer le lecteur dans l’intimité du dialogue intérieur entre soi et soi qui n’est rien de moins que la subjectivité en acte à travers l’une de ses composantes essentielles : la réflexion.
La seconde caractéristique qui retient l’attention du lecteur relève du travail. Du travail et de deux métiers. Des métiers méconnus et fort peu reconnus : animateur socioculturel et formateur d’adultes. Car il s’agit de formation professionnelle « aux fonctions de l’animation » : d’abord animateur lui-même, Jean-Pierre Weyland devient formateur d’animateurs. Ce que ces deux métiers ont en commun, c’est d’abord leur manque de transparence et de définition claire. On ne sait pas très bien ce qu’ils recouvrent. Le second point de partage entre les deux métiers tient au déni de reconnaissance et de légitimité. L’un comme l’autre ont à voir avec la chose pédagogique et, pour cette raison, souffrent de la concurrence avec l’institution qui, justement, prétend détenir la seule légitimité en matière de pédagogie et d’enseignement : l’Éducation nationale. Tentation du monopole.
J’ai exercé le métier de Jean-Pierre Weyland et je me souviens d’un « stagiaire » en formation préparatoire au diplôme dont il parle qui, au cours d’une démarche de récit de vie, déclarait : « Quand mes parents m’ont demandé ce que je faisais puisque je leur disais que désormais, je gagnais ma vie, j’ai répondu "animateur socioculturel". Ils ont dit alors : "Oui, d’accord, mais comme métier ?" » Tout est dit en termes de méconnaissance et de déni de reconnaissance.
Je veux souligner un autre élément qui tient à la fois à la question du sujet et à celle de la formation. Le texte de Jean-Pierre Weyland ne passe pas à côté de ce qui constitue l’un des fondements sur lequel repose cet édifice fragile dont l’équilibre tient du miracle, qu’est un groupe en formation : tout ce qui touche aux affects, au désir et à la peur. Désir et peur d’apprendre, désir et peur de s’affirmer, de prendre le beau risque de la parole, jusqu’à cet étrange désir du formateur de créer, façonner les femmes et les hommes qu’il forme, c’est-à-dire désir d’enfantement. De tout cela, le livre nous entretient jusqu’à en montrer les effets en termes d’imaginaire de toute-puissance du formateur.
Il ne nous en cache pas pour autant - et aussi bien du côté des apprenants que du formateur - les doutes, les échecs, les moments de souffrance, les efforts et le vrai boulot que cela demande. Il nous donne aussi accès à la joie, au « gai savoir », à l’exaltation de ces moments où l’on découvre que l’on a grandi, au légitime sentiment de fierté d’avoir fait « du bon et beau boulot. » Il faut entendre ce jugement de valeur de trois points de vue complémentaires : efficacité, éthique et esthétique.
Enfin, je ne saurais passer sous silence la perspective « social-historique » - pour reprendre une formulation de Castoriadis – qui est celle que Jean-Pierre Weyland porte sur les histoires de vie – y compris sur la sienne. Aucun parcours de vie ne se déroule dans un vide social-historique. Tout au contraire, il est toujours tissé, tramé de valeurs collectives transmises, héritées. La « petite » histoire de chacun est traversée par la « grande », celle qui s’écrit avec un H majuscule. « Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur être, c’est inversement leur être social qui détermine leur conscience. » Jean-Pierre Weyland cite cette juste formule de Marx. Il la cite et ne la perd jamais de vue lorsqu’il pense sa propre histoire et celle des autres. Pour autant, il a cet optimisme du militant d’éducation populaire qui sait que les jeux ne sont jamais définitivement faits. Et heureusement. Le changement est possible. Mais il a pour condition nécessaire (bien que non suffisante) la prise de conscience par les sujets de ce qui les déterminent ou du moins, les influencent. De ce point de vue, l’auteur n’a pas lui non plus été sourd à la parole sartrienne qu’il a lue très tôt à travers « Les mots ». Il est resté fidèle à ce que Sartre – dont on omet souvent de rappeler qu’il portait un fort intérêt théorique et pratique aux biographies et parcours de vie – écrivait en ces termes : « L’important n’est pas ce qu’on fait de nous, mais ce que nous faisons nous-mêmes de ce qu’on a fait de nous. » Le récit de vie a cette fonction de mise au jour de ce qui fait que nous sommes ce que nous sommes et pas autre chose. Mise au jour et mise en mots, les deux sont inséparables. C’est ce que rappelle cet échange que Jean-Pierre Weyland relate et qui vient de Freud : une petite fille demande à sa tante de lui parler la nuit, alors qu’elle est dans son lit, pour avoir moins peur. L’adulte lui demande pourquoi puisque cela ne fait pas reculer l’obscurité. L’enfant répond : « Quand quelqu’un parle, il fait jour. »
C’est de cette parole là que le livre que l’on va lire est fait.
Alex Lainé, 13 juillet 2012
Docteur ès lettres, membre de l’Institut international de sociologie clinique
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Avant Propos : Vive le savoir indigène ! |
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« Un jour, des hommes sont venus de loin et ont posé leurs bagages dans l’espoir d’offrir à leurs descendants une vie meilleure. C’est l’histoire de l’humanité. » Abdellatif Kechiche
Théo, 8 ans, front bas et résigné, les yeux vaporeux : « Tu pars travailler papa ? » Oui, mon chéri. Travailler. Inspirer, expirer. Mouvement perpétuel. Donner mon temps. Mon sang. Transfusion. Goutte-à-goutte. Ne jamais baisser les bras. Valeur ajoutée aux valeurs éducatives. Travail-fardeau. Travail-plaisir.
Tombé très jeune dans la marmite de l’animation. Un grand jeu de brousse. Pris dans la sauce. Tourné en rôti. Amusant. Essentiel. C’est chaud et goûteux. Gluant et relevé. Légèrement appétissant. De quoi nourrir une vie. En parallèle : écrire, mettre en scène et grimper sur les tréteaux. Au-dessus.
Moins drôle - un rapport ? En analyse depuis quatre ans. Comme on dirait : en cavale. Pas une tentative snob pour être dans l’air du temps. Une vraie démarche qui m’a coûté, qui me coûte encore. Un arrachement. Un tournant dans ma vie. Un autre regard sur moi. Spécialiste de la parole des autres, je découvre la mienne, sidéré.
Trouvant un peu d’air, l’envie d’interroger le sens de ma vie professionnelle, notamment du métier de formateur d’adultes. La réfléchir. Tendre un miroir à d’autres compagnons embarqués avec moi dans l’aventure. Se situer à la fois en surplomb, en plan très large et à l’intérieur, au plus près, cernant les détails. Imaginer ce livre qui se construit comme un objet romanesque lui-même. Ecrire sur la matière même des rencontres. Subjectivité permanente. Sans fard. Aucune prétention de glose.
Mordante culpabilité
J’ai passé toute ma vie dans l’animation socioculturelle, cette grande foire parfois clinquante. Plus de vingt ans. Sur le tard, formateur dans la même branche (l’arbre qui cache la forêt ?). Etranges activités. Intraduisibles. Suspectes, pour tout dire. Alors, survoler les rails de ce train fantôme, se promener dans cette kermesse de carton-pâte. En éclairer les faux squelettes et les toiles d’araignée en nylon. Débusquer les rires grinçants et les vraies peurs. Prendre de la vitesse dans les creux. Crier et s’amuser de crier. Jouer au chamboule-tout (mais on sait bien qu’on n’attrape rien...). Pour tout dire : démystifier l’attraction. Passer de l’autre côté.
J’ai toujours conçu une mordante culpabilité d’avoir baigné dans la culture dès le berceau. Coupable de la lecture des Mots de Sartre, à peine pubère. Du ravissement à tourner les pages du gigantesque volume relié de Don Quichotte, magnifiquement illustré, allongé sur un tapis, encore enfant. D’avoir monté mon premier spectacle autour des aphorismes de Jean Cocteau en classe de troisième. Florilège : « Le tout dans l’audace, c’est de savoir jusqu’où on peut aller trop loin » ou « Un secret a toujours la forme d’une oreille ».
Adolescent, mon engagement fût brûlant comme la fièvre de ceux qui veulent réchauffer la planète entière en guise de monnaie rendue. Je me lance dans le travail social pour ces troubles raisons. Equilibrer la balance. Inventer des contrepoids. Se projeter avec grand désordre dans une bataille haletante. A corps perdu. Tout est politique. Même les fêtes les plus déjantées. Ne jamais éteindre la bougie. Souffler sur les braises. Feu !
L’envie de faire un tri sélectif de tout ce fatras. De focaliser sur quelques passages du marathon personnel. Suivre, par fragrances, des trajets d’animateurs en formation. Nouer un dialogue intuitif. Nez au vent. Donner sens et vie. Animer le métier !
Que de belles personnes croisées, comme on tisse de la soie : Catherine Boucey, Patrick Sylva et tant d’autres qui vont émailler ce récit de leur empreinte. Qui ont eu le courage de remettre sur le tapis la mise en jeu de leur vie professionnelle en intégrant une formation si impliquante. Nous ont fait confiance. Surtout, se sont fait confiance. Grimpé si haut que la descente n’est même plus envisageable. Le vertige disparaît du vocabulaire. Est-il possible de maîtriser ses jambes qui perdent appui ? Chapeau bas pour ces sportifs de haut niveau.
Puissance du changement social et psychologique. Quand les gens acceptent un processus qui les mène sur des chemins inconnus. Quand les apports techniques sont au service d’un projet politique. Quand le sujet advient. Mais "Je" est un autre, une barque fluctuante d’un soi non figé. Au gré de courants multiples.
Formation continue. Education permanente. Education populaire. Les mots papillonnent, souvent désincarnés.
Injecter de la chair.
Plonger dans un vivier de professionnel. Pris sur le vif au moment de la cuisson. Fragments d’histoires fortes, de rencontres touchantes, percutantes, pour certaines abrasives. Eclairs d’éducation nouvelle, dans ses errements et ses réussites.
« Quelque chose que nous n’avions pas prévu »
Quelques repères théoriques qui fondent l’action. Ce que défend le courant de sociologie clinique, résumé entre autres par Alex Lainé : « (...) la valeur reconnue du savoir dont chaque individu, même le plus ordinaire, est porteur ; ce que Bertaux (1980) nomme "le savoir indigène". (...) Celui qui sait de quels savoirs et savoir-faire il est détenteur, et comment il les a acquis, c’est l’adulte apprenant [3] *. »
Et la conception du sujet formulé en deux temps par Pierre Roche. Un pur joyau serti de son propre éclat ? Surgi de nulle part. Pure création de lui-même. A star is born ? Non. Assujetti. Assigné à un jeu de places prédéterminées. A résidence. Pris dans les rets des rapports sociaux. Soumis aux dures lois de la pesanteur. Mais aussi en tension au sens propre. Ainsi, « le sujet ne se pense à vrai dire qu’à partir de ce mouvement par lequel il nie, détruit, recompose sans cesse ce qui le présuppose, le détermine. Pour poser un sujet qui n’est pas situable à une place sauf à disparaître [4] *. »
Retour au terreau fertile. Bienvenue à la hauteur du terminus de la ligne 13 du métro parisien : Gabriel Péri [5] * . L’institut de formation professionnelle d’une association laïque d’éducation populaire et d’éducation nouvelle baptisée en 1937 : les Centres d’entraînement aux méthodes d’éducation active (Ceméa). Un mouvement qui a développé mon acuité acoustique : j’entends de mieux en mieux. Je m’entends mieux également.
Fol espoir que ceux qui passent dans nos murs puissent résonner en eux... S’écouter vivre.
Encore plus fol espoir que je puisse vraiment reprendre à mon compte sans tricher cette citation d’Hannah Arendt (La crise de la culture) lue dans un article de Joëlle Bordet au nom significatif : « Faire grandir les enfants [6] »* . Que je sache, au fond de moi et dans mes actes, penser mon fils, Théo, en ces termes - sinon à quoi sert de m’occuper des autres si ce n’est une fuite : « L’éducation est le point où se décide si nous aimons assez le monde pour en assumer la responsabilité, et de plus, le sauver de cette ruine qui serait inévitable sans le renouvellement, et sans cette arrivée de jeunes et de nouveaux venus. C’est également avec l’éducation que nous décidons si nous aimons assez nos enfants pour ne pas les rejeter de notre monde, ni les abandonner à eux-mêmes, ni leur enlever leur chance d’entreprendre quelque chose de neuf, quelque chose que nous n’avions pas prévu, mais les préparer d’avance à la tâche de renouveler un monde commun. »
Suis-je paré pour l’imprévu… des autres ? L’inédit éducatif ? Pas sûr. Impérieuse raison d’essayer. Me frotter à des épines peu clémentes. Eprouver mes limites. Sinon, à quoi bon vivre à l’abri de tout quand on a cette prétention extraordinaire de vouloir éduquer des gens qui n’ont rien demandé (mêle-toi de tes affaires, déjà, ça serait pas mal) ? Au diable les désinfections préventives. Vive les éclaboussures ! Le purulent. C’est dans les plaies et les bosses que le corps imprime les secousses. En prenant des risques. En s’entourant de complices.
Une révolution de velours.
(Mais la tendresse du tissu ne fait que renforcer la violence du frottement…)
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