Vie Sociale et traitement n° 124 - Introduction
Comment supporter la prison ? -
NAHIMA LAIEB, JEAN-PIERRE MARTIN

La prison existe, et probablement encore pour longtemps. Créée pour punir, elle
est également censée être un lieu de réhabilitation de soi et de prévention des récidives.
C’est ce versant « éducatif » qui la rend supportable pour notre humanité.
Mais on sait ce qu’il en est en réalité : peu de travail socio-éducatif, des soins médicaux
largement perfectibles, des conditions de détention indignes…
Alors, comment ceux qui y travaillent supportent-ils d’y intervenir ? Y a-t-il un travail
possible en prison, qui respecte la dignité des personnes privées de liberté ?
Quelles ouvertures y sont possibles, portées par les intervenants du quotidien et
par des intervenants associatifs extérieurs à l’institution ?


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La prison est notre honte collective. Une
honte dans son principe même qui est d’enfermer,
de priver de liberté. Et une honte
dans ses réalités : promiscuité, surpopulation,
sous-encadrement médicosocial, arbitraire,
inégalités sociales…
Elle est notre honte dans son principe
parce que nous l’avons consciemment
construite tout en refusant de la reconnaître.
Car la prison, ou plus largement la construction
de l’impérieux besoin de sanction, est
un des moyens de la mise en oeuvre du
Contrat social. Cela vaut la peine d’en rappeler
le principe : la vie en société nous
contraint nécessairement à accepter une
réduction de notre liberté au profit d’une
liberté plus grande, celle de la vie commune,
celle-ci garantie par des instances auxquelles
nous déléguons – sous notre contrôle – la
capacité d’exercice de la force et de la sanction.
Dont la prison. Mais les philosophes
des Lumières étaient aussi habités d’une certitude,
la capacité d’évolution et de transformation
de l’humain dans cette nouvelle
société à construire. Dans cette logique, la
prison tient également un rôle essentiel de
réhabilitation : celui d’un espace de transformation,
de rééducation. Illusion, rêve ?
Les analyses et les constructions des philosophes
humanistes sont contrecarrées par
les observations cliniques des professionnels
du champ psychosocial : probablement y
aura-t-il toujours des personnes allant au delà
des principes et des limites des conventions
sociales, et des personnes cherchant
la confrontation aux interdits.
Si la question de la prison n’était que celle
d’un beau débat d’idées, humanistes contre
psychistes, le jeu des arguments ferait une
belle controverse. Mais elle a un concret terrible,
celle de sa réalité quotidienne. Ici, le rêve
du philosophe vole en éclats devant les
impossibilités accumulées. Négation de l’intime,
très faible prise en compte psychologique,
carence des dispositifs de
requalification sociale… L’espace de sanction
constructive imaginé est réduit à un espace
de punition. On se souvient de la phrase stupide
de ce responsable politique fustigeant
les « prisons quatre étoiles » ; c’est ignorer
le quotidien de l’enfermement ! C’est aussi
que dans nos inconscients, qui échappent largement
à la pensée rationnelle, existe fortement
une représentation de la prison
comme espace de punition, de mise à
l’écart, et basta. Notre propre humanité n’est
peut-être pas plus solide que celle de ceux
qui n’en respectent pas les règles, c’est juste
une question de nuances.
La prison est également le lieu de reproduction
et de renforcement des inégalités
sociales. Les prisons françaises sont (sur)peuplées
de personnes issues des récentes
migrations, de membres des couches populaires
et de précaires sociaux. Les usagers de
drogues y sont en grand nombre. S’agit-il
de populations particulièrement délinquantes,
ou des effets d’une justice de classe
qui tape de façon privilégiée sur les plus
faibles quand ils dévient des normes ? Au
sein même de la prison, les différences
sociales sont marquées. Les « quartiers VIP » sont là pour éviter des proximités
potentiellement violentes, certes, mais
aussi pour procurer un peu moins d’inconfort
dans l’enfermement à ceux qui ne
sont pas habitués à la précarité : cellules individuelles,
propres, espace sanitaire préservant
l’intimité…
Pourtant, des pratiques respectueuses de l’individu
existent dans les prisons, portées par
des professionnels (dont la majorité des
personnels de surveillance) et par des intervenants
bénévoles. Travailleurs sociaux, psychologues,
infirmiers, médecins généralistes,
psychiatres, intervenants extérieurs pour des
ateliers éducatifs et culturels, ce sont autant
d’acteurs et d’ambassadeurs d’humanité. Leur
tâche est souvent difficile, parfois empêchée,
le doute est présent, et quelquefois aussi,
comme on le verra, le ras le bol vis-à-vis de
l’institution… et des détenus.
Nous ouvrons ce dossier avec deux textes
présentant des réalités hors de France. C’est
un choix délibéré car la question de la prison
telle que nous voulons la traiter n’est pas
que française, et parce qu’il est permis de
penser que ce que disent leurs auteurs n’est
peut-être pas si éloigné des réalités françaises.
Dans un texte inédit en France, Loïc
Wacquant s’appuie sur une socio-démographie
de la population carcérale des
États-Unis pour montrer comment ce système
reproduit et renforce les exclusions
sociales. Puis Marinette Mormont présente
la réalité de la prise en charge des pathologies
mentales dans les prisons de Belgique.
Fabrice Olivet revient ensuite sur la sociologie
carcérale française au filtre des origines
ethniques croisées avec le marché des
drogues.
Comment fonctionne la prison, et comment
fait-elle fonctionner les détenus ? Myriam
Joël s’est penchée sur les manifestations
et les mises en jeu de la sexualité dans les quartiers de femmes, et sur le jeu
étrange, voire pervers, qui est induit par la
façon dont l’institution la considère et la
contrôle. Il est également possible de fuir
– symboliquement – l’incarcération dans une
méditation introspective, en se construisant
un monde intérieur pour résister à l’agression
des lieux et des règles, comme le fait
ce jeune homme dont nous parlent Julien
Léon et Julien Denans. Les paroles de
jeunes recueillies par Valérian Sarreau à
propos de la prison montrent ensuite les terribles
ambivalences à l’égard de l’incarcération
qui pèsent sur l’accompagnement
éducatif.
Nous avons aussi interrogé la psychiatrie et
la médecine. Patrick Mouge et Emmanuel
Sautereau observent les divers statuts et
fonctions du psychiatre, et posent la dure
question de la compréhension du sens de
la sanction. Jean-Marc Quignard, partant du
développement des soins médicaux et de
leur prise d’autonomie par rapport à l’administration
pénitentiaire, réfléchit sur la
dynamique du suicide en prison et sur sa
prévention à développer, pour lui plus
humaine que technique.
Il y a encore tous les possibles mis en oeuvre
par l’engagement de personnes. Il est possible,
dit Francis Descarpentries, de conduire
des psychothérapies en prison. Donc possible
que des détenus y progressent dans
la compréhension de leurs dynamiques
intimes. Il est possible d’y mener des ateliers
à entrée linguistique, permettant d’accéder
à l’expression en français et aux codes
et usages de l’expression écrite. Javotte
Chomel montre ainsi son cheminement d’intervenante,
passant d’une commande et de
représentations très normées à une adaptation
des contenus dans l’intérêt des personnes.
Il est possible de faire un atelier
« ferraille » avec des chalumeaux, des postes de soudure à l’arc, des disqueuses
au sein d’une prison pour mineurs. Pascal
Berger et Frédéric Guegan, « éducateurs
spéciaux », montrent qu’une idée radicalement
folle peut parfois aboutir. Pas si
simple, cependant ; Mathilde Pozycki donne
à voir les difficultés rencontrées en permanence
pour réussir à conduire une création
marionnette dans la durée, avec des
mineurs. Quand les perturbations et les incohérences
de l’institution viennent s’ajouter
à celles des jeunes…
Vient en dernier le questionnement de
Jean-Marc Quignard, après vingt-trois ans de
soins généralistes dispensés dans les prisons
de l’Aube. Tout le monde en prend pour son
grade, l’administration pénitentiaire comme
les détenus. Ses mots durs, extrêmes, montrent
à la fois la volonté de tous les professionnels,
de tous les intervenants, de conduire
auprès des détenus un travail en adéquation
avec leur éthique, leur déontologie, pour les
aider à se restaurer et préparer leur avenir.
Mais ils montrent aussi comment on peut se
sentir seul, non soutenu, non aidé, en intervenant
dans un système qui a oublié sa fonction
symbolique et sa mission rééducative au
profit terrifiant de la seule fonction de mise
à l’écart de la société.
Nous n’avons pas voulu faire un dossier « à
charge », accumulant les témoignages
militants décrivant l’inadmissible. Tous les
lecteurs les connaissent. Mais pour montrer
que des inadmissibles existent, nous avons
préféré mobiliser l’analyse sociologique, l’observation
scientifique, la description quasi
ethnographique de pratiques vécues de l’intérieur.
Ce n’est pas non plus un dossier « à
décharge », décrivant le monde merveilleux
de la prison et tous ses si gentils intervenants,
aux pratiques toutes soutenues par
l’administration et si cohérentes entre elles.
Aucune naïveté, même si nous y rencontrons
des possibles.
À chacun alors de se décaler, non plus
comme lecteur mais comme citoyen, et de
construire son positionnement à l’aune des
facettes de la réalité de l’incarcération et des
questions qu’elles continuent à convoquer.
Et de ne jamais oublier que ces prisons
sont les nôtres.

NAHIMA LAIEB,
responsable du Secteur travail social
et santé mentale des CEMÉA.
Formateur-chercheure
à la Protection judiciaire de la jeunesse.
JEAN-PIERRE MARTIN,
psychiatre.

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22/01/2015




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