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VST revient sur ce qu’est l’analyse institutionnelle
dans ses multiples approches, marquant
ainsi son appartenance et celle des
CEMÉA depuis le début à un mouvement dans
lequel Jean Oury, récemment disparu, a été
porteur d’une formation essentielle aux
pratiques cliniques institutionnelles par ses
écrits, son séminaire et ses pratiques à La
Borde. Ce nouveau moment qui s’ouvre dans
l’histoire de la psychothérapie institutionnelle
ne peut être qu’un cheminement qui nous
appartient, car l’affirmation de l’enseignement
de J. Oury pose sans cesse la question :
« Qu’est-ce qui fait institution ? » Aussi, loin
de faire un numéro mémoriel sur Jean
Oury, nous avons souhaité en faire un outil
de la réappropriation de sa pensée et de sa
pratique par les générations actuelles dans
un univers gestionnaire qui dénie au quotidien
l’approche institutionnelle.
La question de ce qui fait institution est en
soi une ouverture permanente, dont le fil
rouge inaugural est celui de la pratique de
l’analyse institutionnelle née à l’hôpital de
Saint-Alban avec François Tosquelles durant
la Deuxième Guerre mondiale. Cette pratique
qui redonne la parole aux malades traite du
cadre des soins en lien avec la société dans
laquelle elle se déroule, point essentiel car la
principale aliénation est sociale. Elle met en
valeur la dimension pluridimensionnelle du
traitement de l’aliénation psychique et de
l’aliénation sociale, première définition de la
notion de secteur psychiatrique qui vise à subvertir
les établissements et les lois d’enfermement.
C’est à partir de cette double utopie originelle,
désaliéniste et sociale, que l’institution
se distingue de l’établissement, l’institution
étant la mobilisation de tous ceux qui participent
du soin : médecins, psychologues,
infirmiers et les autres personnels de l’établissement,
familles et acteurs sociaux, mais
aussi tous ceux qui participent de l’aide à
autrui. L’institution est mouvante par « le travail
sur l’institution », à la différence de l’établissement
qui est un cadre administratif
normatif.
L’analyse institutionnelle s’est inscrite, dans
l’après-1945, dans un double mouvement
sociétal : l’essor de la psychanalyse et la
construction démocratique d’une protection
sociale solidaire. C’est dans ce contexte que
Lucien Bonnafé promeut l’idée d’un secteur
de psychiatrie désaliéniste, en rupture avec
l’asile carcéral, qui suppose une implantation
préalable dans la vie sociale et citoyenne. Ce
mot de rupture ouvre un débat, qui n’est pas
clos, entre transformation et fermeture.
Le terme de « psychothérapie institutionnelle
» est introduit par deux psychiatres désaliénistes,
Georges Daumezon et Philippe
Koechlin, en 1952. Daumezon, avec la
création en 1949 du « groupe de Sèvres »,
va travailler à une élaboration théorique de
la psychothérapie institutionnelle en lien avec
Tosquelles. Cette élaboration a pour objet le
traitement de l’établissement hospitalier
pour en faire un lieu institutionnel de guérison,
mais également le traitement des problèmes
que posent le retour du patient à la
vie « normale » et la nécessité d’une assistance extrahospitalière. En 1957, Henry
Duchêne présente un rapport justifiant la
nécessité de la prise en charge de l’ensemble
des besoins psychiatriques d’une population
par une même équipe médicosociale. Il va
d’abord s’appliquer à des expériences associatives,
hors des hôpitaux, comme la clinique
de La Borde de Jean Oury et à des hôpitaux
de jour, comme celui de l’Élan retrouvé à Paris.
Sa pratique dans les hôpitaux va apparaître
progressivement, à partir de clubs thérapeutiques
animés par des psychiatres et des
infirmiers militants, avec le support de l’association
des clubs de Croix-Marine. Jean
Oury, à la suite de François Tosquelles,
introduit un élément d’approfondissement :
la psychothérapie institutionnelle « ça n’existe
pas » en dehors de « l’analyse de là où ça se
passe » ; ce n’est donc pas une discipline
d’enseignement. Elle met en question le statut,
le rôle, la fonction, donc des hiérarchies
établies. Elle est « s’apercevoir de la présence
de l’autre, tel qu’il se présente » – « tu
apprends par les oeuvres… par ton travail…
par l’ambiance… c’est là-dedans que tu
apprends quelque chose… en y étant ».
Cette définition se complète par la formule
d’Henri Maldiney : « Être avec constitue
l’être là. » C’est bien ce qui a étayé nos pratiques,
que le cours gestionnaire et scientiste
d’aujourd’hui remet profondément en cause.
La pédagogie institutionnelle se développe
au même moment avec Fernand Oury, frère
de Jean, qui s’inspire dans sa « classe de perfectionnement
» de Makarenko et de Deligny,
après avoir rejoint le mouvement
Freinet en 1949. Il remet en cause l’écolecaserne
urbaine, et invente le « Conseil »,
qu’il présente comme la prise en compte de
l’avis de toutes et tous pour que l’on progresse
dans la vie quotidienne en groupe
et en institution : « C’est en discutant des
comportements, en les repérant et les
accompagnant, que l’insécurité devant
l’agressivité se banalise et s’éduque. » La
psychanalyse et la place du sujet, la dynamique
des groupes et la psychologie sociale
sont ses références, mais aussi « ne rien dire
que nous n’ayons fait », et « la parole ne
se donne pas, elle se prend […] Des lieux,
des Limites, des Lois, c’est la possibilité du
langage et de l’éducation. Se taire pour
mieux entendre ». Dans ces « classes institutionnalisées
», un conseil de coopérative,
le texte libre, la correspondance, les métiers
sont « entrés en analyse » (Aïda Vasquez).
Fernand Oury en précise le sens : « La classe
institutionnelle où le fantasme devient
parole […] tout comme l’agitation devient
activité […] est un lieu où toute parole peut
être entendue (sinon reçue), justement
parce que ce lieu n’est pas n’importe quoi :
des lois précises y sont observées, qui permettent
transferts, projections, identifications…
et un certain contrôle de ce qui se
passe. »
Dans le même mouvement, il est essentiel
de situer le « soigner l’institution » avec la
circulaire du 15 mars 1960 qui crée le secteur
psychiatrique, mais dans une autre perspective
territoriale que celle de la politique
locale de Lucien Bonnafé. Elle prône l’aménagement
des soins sur des territoires
géographiques spécifiques, avec des établissements
humanisés et médicalisés. La
première expérience concrète de secteur,
dans le 13e arrondissement de Paris, est
créée dès 1960 par Philippe Paumelle,
Roger Diatkine, Serge Lebovici avec le
support de l’Association de santé mentale
du 13e. Elle introduit un lien entre le secteur,
la santé mentale, la psychothérapie institutionnelle
et la psychanalyse. Cette
approche va s’appliquer dans quelques
hôpitaux au cours des années 1960, mais
reste cependant essentiellement militante avant que le secteur soit reconnu comme
organisation obligatoire en 1972.
Cette reprise en main par l’État de la psychiatrie
publique a produit son administration,
machine que nous interrogeons
particulièrement depuis le mouvement de
Mai 1968 qui a introduit une autre pensée
critique autogestionnaire (les communautés
thérapeutiques antipsychiatriques et la pédagogie
autogestionnaire et « conseilliste ») et
la lutte pour la fermeture des hôpitaux psychiatriques
asilaires, dont la référence va être
en Europe le mouvement de désinstitutionnalisation
italien qui lui donne une autre portée
politique émancipatoire.
La tension transformer/fermer les hôpitaux
psychiatriques se déplace alors vers la question
de quel type d’hospitalisation à créer,
dans quels dispositifs démocratiques territoriaux
(de secteur en France), donc avec des
interrogations sur la dimension de contrôle
social dans ces nouveaux champs de la lutte
désaliéniste, de l’analyse institutionnelle et
du secteur généraliste. Avec les textes règlementaires
de 1972, la tension s’oriente
vers la confrontation de ces nouveaux
champs à l’évolution gestionnaire et d’évaluation
médicalisée (les neurosciences) des
établissements et aux politiques sécuritaires
de l’État. La reconnaissance de la politique
publique de secteur n’est alors qu’une suite
de transformations de l’idée du secteur
vers un dispositif au financement spécifique
(lois de 1985), sous la direction des directeurs
d’hôpitaux (1986), qui s’éloigne de la psychothérapie
institutionnelle, en l’inscrivant
dans de multiples restructurations gestionnaires
du cadre établi vers un autre type d’établissement,
centralisé, celui des ARS (Agences
régionales de santé).
L’analyse institutionnelle s’élargit donc à de
nombreuses pratiques sociales et à des élus
politiques sensibilisés aux questions du
social et de la psychiatrie, hors des établissements
de soin, avec des outils sociaux d’accompagnement
du soin et d’insertion qui
permettent de penser concrètement une politique
de santé mentale.
Une page reste grande ouverte à l’écriture,
celle de comment subvertir durablement la
volonté des gouvernements de remettre en
cause le coût du système de protection et de
soin et de politiques publiques généralistes,
dans lesquelles des programmes, limités dans
le temps et dans leurs budgets, à évaluer de
façon permanente sont le paradigme dominant.
Ce management technicien et gestionnaire
impose de nouvelles formes de soins
et de travail à flux tendu ainsi que de
contrôle social faites de l’imposition de
références théoriques (sciences dites exactes,
épidémiologiques, sociologiques, médicales)
les plus susceptibles d’être évaluées, numérisées,
selon des « bonnes pratiques » décidées
par la HAS (Haute Autorité de santé), au
détriment des acquis des pratiques institutionnelles
ouvertes, de la psychanalyse et du
secteur psychiatrique. Il s’éloigne donc absolument
de soins psychiques fondés sur la singularité
du sujet et de sa dimension le plus
souvent imprévisible, qui constituent sa
créativité hors norme. S’il est particulièrement
à l’oeuvre dans la psychiatrie, il se retrouve
aussi dans une protection sociale de plus en
plus conditionnelle pour tout un chacun, au
quotidien et dans la vie sociale. C’est sans
doute la raison profonde essentielle pour saisir
la souffrance psychique actuelle dans les
établissements et ce qui fait institution. Ce
sentiment de destruction des idéaux soignants
par des pratiques d’organisation
déshumanisantes, imposées par les ARS et les
directeurs d’hôpitaux au nom de l’efficience
et de la sécurité, met le travail en souffrance,
dans des scansions d’actes soignants qui morcèlent
la continuité du soin et de l’éducation, et donc soumet les patients eux-mêmes à une
série d’incitations au « bien-être », ce qui
signifie s’adapter aux images codifiées de ce
qu’« on leur demande d’être ». Chacun
est renvoyé à sa responsabilité dans la réussite
ou l’échec de ces parcours thérapeutiques
« formatés », là où l’expérience montre sa
complexité humaine collective : elle ne survient
jamais à l’endroit ou au moment
attendu, ni avec une personne prévue de par
sa compétence. Il en résulte aujourd’hui des
luttes et des grèves, ici et là, comme à Villejuif,
dont l’objet est profondément ce cours
de remise en cause des métiers et de la
dignité humaine des soignants et des
patients, des élèves et des « usagers ».
Ainsi, l’analyse institutionnelle soignantspatients-
intervenants du social apparaît une
forme de combat de résistance où notre
boussole, dans nos pratiques, est la parole
des patients et le travail collectif. Elle reste
un enjeu politique, une « utopie concrète »
à mettre en oeuvre.
Voilà tout ce que nous voulons traiter dans
ce dossier. Ce premier recueil de textes
n’épuise pas le sujet ; nous avons dû repousser
aux numéros suivants plusieurs textes qui
ne pouvaient pas passer ici faute de place,
non pas faute d’intérêt.
Nous commençons par revenir sur l’histoire
avec un long échange entre Jean Oury et
Roger Gentis qui porte sur la grande époque
de Saint-Alban et des débuts de La Borde.
Puis Thierry Goguel d’Allondans nous conduit
dans les cuisines de La Borde, là où s’est mijotée
la psychothérapie institutionnelle.
Ensuite, histoire toujours, voici celle d’un cheminement
commun avec la pédagogie institutionnelle.
Jacques Pain montre les liens,
les articulations permanentes entre les deux
démarches. Et puisque rien n’existe sans
pratiques, suivent trois textes d’enseignants.
Danièle Clairon, Philippe Jubin et Philippe
Legouis exposent la pédagogie institutionnelle
en actes.
Un dernier bloc de textes propose de faire
le lien entre les acquis du passé, à connaître
et valoriser, et le futur à construire. Hervé
Chambrin montre comment un centre de
formation au travail social peut s’emparer
de l’analyse institutionnelle. Henri Santiago-
Ruiz en construit la rencontre avec la
clinique psychosociale de Jean Furtos et le
monde de la grande exclusion. Agnès Bertomeu
et Pierre Delion insistent sur l’actualité
et sur la construction permanente nécessaire,
suivis de Benjamin Royer qui, parlant
des acquis du GTPSI, appelle à ne surtout pas
les fétichiser mais bien à les faire vivre pour
les dépasser dans une dé-reconstruction permanente.
Le dernier texte est de Lin Grimaud,
magnifiquement titré « Hériter de la
psychothérapie institutionnelle », qui nous
renvoie tous à ce que nous avons à faire et
à bâtir maintenant.
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