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  • Comment prendre soin ? Introduction au dossier du VST n° 126
    MARC OSSORGUINE

    Que fait-on dans toutes les institutions qui relèvent du sanitaire, du social, du médicosocial,
    de l’éducatif ?… Au-delà, ou plutôt au-dessus des fonctions techniques (éduquer,
    soigner, compenser…), on y accueille des personnes pour, comme on dit, en
    prendre soin. Même si cela n’est souvent pas mis en avant dans les missions et les
    habilitations, voire dans les évaluations, le souci du bien-être de l’autre est une condition
    préalable qui, faute d’être, peut rendre bien difficiles toutes les autres missions,
    voire les tenir en échec.
    Mais comment prend-on soin de l’autre ? Comment l’hospitalité ou la bienveillance
    peuvent-elles être partie prenante des pratiques ? Cure et care sont proches ! Comment
    conjugue-t-on cela au présent des pratiques, que ce soit travers des actes quotidiens
    ou dans l’élaboration des dispositifs d’aide, d’accompagnement ou de soin ?


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    Alors que les agences de communication
    nous enjoignent sans relâche « d’affirmer
    notre différence », que partout il nous est
    proposé de « personnaliser » objets, espaces,
    bureaux… surtout lorsque ceux-ci sont
    virtuels, il apparaît aussi que nous sommes
    depuis quelques décennies inscrits dans des
    processus de normalisation et de standardisation
    qui n’épargnent rien ni personne.
    Les identités et singularités auxquelles on
    nous propose de nous identifier ne sont, que
    cela plaise ou pas, que des programmations
    sérielles qui s’inscrivent avant tout dans une
    logique de variations programmées et limitées,
    une indifférenciation dont les célèbres
    séries d’Andy Warhol restent une représentation
    emblématique.

    Même si cela peut déplaire, voire trahir ce
    qui est, l’on ne pourra pas empêcher d’accorder
    une certaine légitimité à ceux qui
    entendent normaliser – pour leur bien-être
    évidemment – tous ceux qui se retrouvent
    dans des écarts et des singularités dont on
    ne sait que faire. Et dire « on » n’est sans
    doute ici ni une faute de français ni un relâchement
    de la langue écrite au profit du barbarisme
    ordinaire et tranquille de la langue
    parlée : ce « on » là désigne bien l’impersonnel,
    l’anonyme, l’absent non identifiable
    qui s’infiltre insidieusement dans tous ces
    énoncés où nous n’osons dire « je », « tu »,
    « il » ou « elle », « nous », « vous » ou
    « elles » (le « ils » n’étant à l’usage souvent
    qu’une autre forme du « on »). Donc, on
    peut considérer que soigner, c’est normaliser
    ou re-normaliser les corps et les psychés, qu’éduquer c’est normaliser les comportements.
    Mais nous pouvons également
    refuser ces représentations du soin ou de
    ce qu’on appelle de plus en plus souvent
    accompagnement social. C’est sans doute
    ce que nous essayons de faire depuis des
    années dans les colonnes de VST, mais aussi
    dans les pratiques que nous mettons en
    oeuvre sur les terrains où nous sommes
    investis, du côté de la souffrance psychique,
    des marginalités sociales, des
    dépendances en tout genre, des dispositifs
    institutionnels ou des formations au soin ou
    à l’accompagnement (liste non exhaustive !).
    C’est que, lorsque l’on se retrouve les
    deux pieds dans le réel, face à ces autres,
    leurs singularités s’imposent à nous au-delà
    de leurs pathologies ou des catégorisations
    dont ils ont pu faire l’objet. L’expérience
    nous a montré depuis des années que savoir
    bien accueillir ces singularités était bien souvent,
    très souvent, le préalable nécessaire
    à tout « projet » de soin ou d’accompagnement.
    « Soigner » quelqu’un ou prétendre
    le faire, cela suppose également de
    savoir en « prendre soin ». L’incapacité à
    prendre soin pouvant rendre bien difficile
    le soin lui-même, voire l’invalider. Il s’agirait
    d’abord d’être en mesure d’accueillir, d’être
    attentif aux autres, à l’autre, avant de prétendre
    vouloir et pouvoir faire quelque
    chose, que ce soit avec ou pour lui, ou pour
    elle. Nous ne dirons sans doute jamais assez
    – au risque du ressassement – combien cela
    suppose d’engagement et d’ouverture, de
    présence et de lien, et non seulement de compétences techniques et relationnelles.
    Mais, de l’aveu même de ceux qui s’y engagent,
    ces pratiques ne sont elles-mêmes
    guère normalisables ou modélisables, reposant
    sur des ressentis et une part d’authenticité
    difficile à décrire, sur une
    subjectivité et des affects qui peuvent
    inquiéter et qui sont souvent considérés avec
    suspicion par les pairs, quand ils ne font pas
    l’objet d’interdictions radicales ou de censures
    mutilantes.
    Il nous a semblé qu’un dossier de notre
    revue centré sur cette question était opportun,
    même si l’on peut considérer que cette
    question est toujours présente dans les pratiques,
    les expériences et les réflexions dont
    nous cherchons à témoigner ou faire
    témoigner au travers des dossiers et
    rubriques. Dans le même temps, il nous est
    apparu qu’il y avait plus à témoigner de pratiques,
    à montrer plus qu’à démontrer par
    des argumentations théoriques trop envahissantes,
    non par défiance ou incapacité,
    mais plutôt par la nature même de ce que
    nous cherchons à défendre et illustrer.
    C’est ce qui nous a amenés à ne pas mettre
    plus en avant tout le travail sociologique et
    politique sur la question du care, élaboré il
    y a quelques décennies par Carol Gilligan [1]
    ou Joan Tronto [2] à partir des « gender studies
     » et de la réflexion féministe état sunienne,
    diffusé depuis quelques années en
    France par les chercheurs du MAUSS ou par
    la collection « Care studies » des Puf. En
    effet, même s’il est légitime d’interroger la
    place du genre avec les représentations et
    assignations qu’il induit lorsque l’on veut
    interroger les questions de soin et d’accueil,
    l’une ne peut se réduire à l’autre. En
    revanche, la question du don, telle que l’a
    travaillée Paul Fustier dès Les corridors du
    quotidien [3], nous paraissait plus en lien avec
    cette question de « comment prendre
    soin ». Il y a en effet quelque chose d’un peu
    énigmatique dans ce qui se joue entre les
    personnes et les sujets, qui fait que l’un se
    sent accueilli ou pas, que la confiance peut
    ou pas être accordée – ou s’accorder.
    Si l’on veut penser et théoriser un peu plus
    avant cette question du « prendre soin », il
    faut sans doute commencer par accepter
    d’envisager les détours, les incertitudes, les
    paris, les aléas, les paradoxes, les ambivalences
    que l’on rencontrera rapidement.
    Celle-ci nous emmène en effet sur des chemins
    où les sentiers de traverse ne manquent
    pas, déjà plus ou moins explorés par
    diverses disciplines. Pour un peu comprendre
    comment on peut prendre soin, on
    peut interroger les notions d’hospitalité, de
    sollicitude, de transfert et de contre-transfert,
    de convivialité, de charité, d’accueil, de
    don et de contre-don, de réciprocité, de gratuité
    et de dette, d’habiter et de chez-soi,
    de protection et de refuge…
    Essayons de poser quelques jalons pour
    ouvrir ce dossier et encourager chacun à ses
    propres itinéraires, à ses propres élaborations,
    expérimentations et pratiques.

    Prendre soin en « 4D » ou « 4S »

    Nous emprunterons pour commencer à la
    réflexion de Frédéric Worms [4] qui, partant
    de la question des soins qui touchent au
    corps, nous propose une déclinaison des
    gestes du soin autour de quatre dimensions,
    de quatre « s » : le secours, le soutien, la solidarité
    et le souci.

    Le geste du secours est celui qui est
    peut-être premier, celui qui doit sauver les
    vies indépendamment de toute autre
    considération, celui de l’urgence. Geste et
    moment nécessaires mais pas suffisants.
    Geste qui est dès le début bien plus que
    geste technique, prenant racine dans d’autres préoccupations que l’efficacité
    et l’effectivité : « Le soin est et reste d’abord,
    nécessairement, un secours. Qu’est-ce
    qu’un secours ? C’est la réponse aux
    besoins matériels et vitaux des uns, par l’action
    des autres ; action qui passe, chez les
    hommes, par des médiations techniques et
    sociales ; et qui est aussi, entre eux, quand
    elle est possible, un devoir, une obligation
    morale et politique5. » Il est donc d’emblée
    également manifestation de soutien, plus
    ou moins affirmé ou exprimé, mais soutien
    tout de même. Soutien « moral » qui, au delà
    du secours, ouvre la question de
    l’aide, de l’assistance, qu’elle soit psychologique,
    sociale, financière. Un soutien
    qui peut avoir des effets essentiels sur l’efficacité
    du secours, qui peut lui-même
    également « soigner ».
    Le même geste s’inscrit dans une solidarité
    à l’égard de l’autre, souvent anonyme ou
    inconnu, que l’on est amené à soigner. Une
    solidarité parfois repoussée ou rejetée derrière
    la mission professionnelle que suppose
    l’emploi occupé par le soignant, par efficacité
    ou par souci de se préserver, de se
    protéger d’un certain envahissement qui
    serait nuisible à la professionnalité et à l’efficacité
    du secours. La solidarité du soignant
    avec le « patient » s’efface alors derrière celle
    dont doivent faire preuve les patients à
    l’égard des autres patients, et se contenter
    du minimum, car dans la chambre à côté,
    il y a une autre misère qui attend… Si l’on
    doit s’occuper de tous, la solidarité du soin
    qui humanise les pratiques et maintient
    ouvertes les structures de soin publiques
    peut en effet entrer en conflit avec ceux qui
    se disent tenants et garants de cette efficacité
    du secours, et qui les ferment en invoquant
    la qualité et la technicité du soin et
    ses performances, mais aussi, parfois, le droit
    même à recevoir soin et secours.
    Si les questions du secours et du soutien renvoient
    essentiellement à des dimensions cliniques,
    de la présence et du regard au
    chevet de celui qui a besoin du soin, celle
    de la solidarité inscrit le soin dans ses dimensions
    politiques et économiques, questionnant
    les dispositifs de soin et d’accueil,
    mais également leur disponibilité et les dispositions
    de ceux qui y œuvrent.
    Le quatrième « S » que propose Frédéric
    Worms est celui du souci, le souci que l’on
    a à l’égard de l’autre, pour l’autre, inscrivant
    l’acte de soin, la posture et le projet
    du soin, du soignant, de l’accompagnant,
    dans la dimension éthique du rapport à
    l’autre, du côté de la responsabilité, bien au delà
    de la question purement légale. Souci
    de l’autre qui nous renvoie au souci de soi,
    au sens que chacun peut ou doit trouver à
    ce qui se dit, se fait, se joue, qu’il soit du
    côté de qui reçoit, ou de qui dispense.
    Ce soin en quatre dimensions, en « 4D »,
    on n’en perçoit ou n’en agit quelquefois
    qu’une ou deux dimensions, ce qui ne
    signifie pas que les autres soient absentes.
    On peut aussi penser qu’elles ne concernent
    que le soignant, ou pire : que le philosophe
    qui réfléchit à la question sans
    concrètement y être. On peut toujours. Il
    nous paraît cependant que cela constituerait
    pour le moins une négligence, pas
    forcément pardonnable car nous pensons,
    pour l’avoir également expérimenté,
    que la « 4D » touche tous les moments et
    tous les acteurs de ce moment où l’on
    soigne et/ou prend soin. Tous les moments
    car on ne peut réduire les gestes du soin
    à l’instant du coup de scalpel salutaire, à
    la seconde de l’énonciation de la parole
    libératrice, au jour « j » ou à l’heure « h ».
    Par quoi, quand et comment cela commence-
    t-il ? Par quoi et comment cela se
    finit-il ? Accueil, pré-accueil, moments de crise, changements de lieux, de personnes, passages…
    Il nous faut aussi maintenant appréhender
    cette idée du soin que l’on prend de
    l’autre au-delà du seul geste médical ou
    paramédical. Ou alors élargir l’idée du
    soin au-delà de ce qui touche la normalité
    physique, biologique, ou psychique : les liens
    sociaux ou les connaissances, par exemple.
    Car dans le champ de l’éducation ou de la
    formation, dans celui de ce qu’on appelle
    les exclusions et les marginalités, il y également
    du secours, du soutien, de la solidarité
    et du souci.

    Avoir cure du care

    Reprenons la terminologie anglo-saxonne,
    tout en la détournant des usages reconnus
    par la recherche car la langue nous offre là
    un jeu de mots intéressant. L’idée de soigner
    renvoie au mot « cure », que l’on connaît
    aussi en français, avec son étymologie
    latine qui évoque l’idée d’être attentif, aux
    corps comme aux âmes (d’où les curés), de
    veiller au bon état des choses et à leur « propreté
     » et de les nettoyer si nécessaire (d’où
    l’idée de curer, de curetage…). Et « ne pas
    avoir cure », c’est « ne pas se soucier de ».
    Outre-Manche et outre Atlantique, il suffit
    du glissement d’une lettre pour que l’on
    passe du cure au care. Dans la signification,
    l’on reste bien proche car il s’agit là encore
    d’être attentif, de faire attention à, mais sans
    l’idée du nettoyage. Le linguiste amateur
    pourrait être tenté d’y trouver une parenté
    avec la caritas latine, cette charité qui
    nous renvoie à ce qui est cher (coûteux et/ou
    aimé)… Mais non. Le care ne doit rien au
    latin, nous disent les lexicographes anglo-saxons,
    et il plonge ses racines dans les
    anciennes langues germaniques et
    saxonnes. En jouant un peu plus avec les mots, on pourrait se permettre de dire que
    le care n’a rien à « carrer » ni du cure ni de
    la charité. Plus sérieusement, il n’est pas
    absurde de penser que le souci de l’autre
    ne peut se réduire ni à la volonté de le soigner
    (donc de le modifier) ni de lui faire du
    bien, par charité ou devoir moral.
    Cette possible opposition entre le cure et
    le care, entre soigner et prendre soin, ne
    relève pas que du jeu de mots mais peut
    bien renvoyer à des postures et des orientations,
    des projets qui peuvent se compléter
    aussi bien que se contredire, se contrarier
    ou s’affronter violemment. On pourrait citer
    en exemple ou illustration de cela ce qui
    s’est déroulé depuis le XVIIIe siècle dans l’attention
    portée à la surdité. L’histoire de son
    traitement, de sa reconnaissance et de sa
    prise en compte s’articule, encore aujourd’hui,
    autour de cette opposition. D’un côté,
    ceux qui s’attaquent avant tout à la déficience
    auditive pour la supprimer ou la neutraliser
     : implants cochléaires, démutisation,
    oralisme… qui cherchent avant tout à soigner
    des déficients auditifs, pour qu’ils ne
    le soient plus, ou le soient moins. De
    l’autre, ceux qui cherchent d’abord à éduquer,
    à accompagner les sourds –qui sont
    plus considérés comme « Sourds », le
    vocable renvoyant alors à de l’identité et à
    de la culture plus qu’à de la maladie –, à
    inventer des compensations qui s’appuient
    sur l’environnement et non seulement sur
    les ressources de la personne, sur ses compétences
    comme on dit aujourd’hui. Certains
    ont su concilier les deux. D’autres
    continuent, de plus en plus rares, une guerre
    qui oppose déficience auditive et Surdité,
    maladie et culture, soins et éducation, au
    risque de ne rien arranger pour les personnes
    concernées [5]. À trop regarder la
    maladie, la déficience, la déviance, la
    dépendance… on ne voit plus la personne et
    on ne l’accueille pas comme il conviendrait,
    comme elle l’espérait peut-être, au
    risque d’invalider tout ce que l’on pourrait
    tenter avant même de l’avoir tenté.
    À trop vouloir soigner, on peut ne plus savoir
    prendre soin, et fragiliser ou invalider les
    avancées du « soigner ». Mais aussi : soigner,
    cela est parfois une façon de prendre soin
    qui va ouvrir à d’autres choses, à un rapport
    plus empreint de confiance et de reconnaissance
    qui permettra d’envisager d’autres
    soins, d’autres aides et assistances, sans que
    le sujet s’y sente oublié, réifié et finalement
    nié.

    Les détours et les incertitudes

    Mais qu’espère l’autre quand nous nous rencontrons ?
    Qu’attend-elle ou qu’attend-il de
    nous ? En attendent-ils seulement quelque
    chose ? Demandent-ils quelque chose ? Si
    oui, quoi ? Entre la demande dite et celle qui
    se masque, il n’est pas simple de faire le tri,
    que ce soit pour le demandeur, la demandeuse,
    ou celle ou celui qui la reçoit. Et quid
    de la demande des soignants, des travailleurs
    sociaux, des éducateurs, des
    accompagnants et des aidants ?
    Que de questions aux réponses difficiles et
    instables, fuyantes et incertaines !
    La difficulté, c’est sans doute de prendre soin
    de l’autre sans qu’il nous dise comment faire
    (peut-être ne le sait-il pas lui-même). Parfois,
    c’est également savoir prendre soin
    avec discrétion, sans ostentation, sans que
    l’autre se sente diminué par un accueil trop
    attentif et trop manifestement bienveillant.
    La meilleure attention à l’autre peut être
    celle qui se voit le moins, qui se fait oublier.
    Non pas, comme le disait Pascal, parce que
    les belles actions cachées sont les plus estimables,
    mais parce que l’un des enjeux est
    aussi de ne pas faire peser sur le « bénéficiaire » de nos « petits soins » l’ombre
    d’une dette qui peut soumettre jusqu’à l’humiliation.
    Les banalisations et les détours
    s’imposent donc.
    Banaliser, c’est faire disparaître, pour de vrai
    mais peut-être pas entièrement, le caractère
    exceptionnel, extraordinaire de ce qui est
    fait, dit, offert. En faire quelque chose de
    naturel, qui n’est pas fait exprès pour
    l’autre et dont il-elle peut d’autant plus
    bénéficier, profiter. Café ou cigarette partagés,
    temps perdu pris ensemble, éclats de
    rire, silences ou bonne conversation, sur une
    musique, un film, un vin, une odeur, un
    vêtement, voire sur soi-même. Commentaire
    sur le match, sur le temps qu’il fait ou ne
    fait plus, nouvelles du chat. Avis vestimentaire,
    oreille silencieuse, clin d’oeil
    attentif, sourire discret qui s’échappe d’une
    conversation avec une autre personne et qui
    fait mouche. Repas de fête où même les
    absents sont admis, aveu de fatigue… Peu
    importe si tout cela est petit jusqu’à l’invisibilité,
    jusqu’à l’insignifiance : c’est à partir
    des petites histoires de rien du quotidien
    que chacun se construit aussi la sienne, que
    chacun peut s’y sentir, bien ou mal, mais à
    sa place. Une place construite et/ou donnée,
    conquise et/ou offerte.
    Dans les années 1960-1970, Michel Foucault
    parlait de l’écoute accordée à la
    parole du fou, relevant la nouveauté
    qu’avait été le fait de cesser de la rejeter
    pour l’écouter et tenter d’entendre ce
    qu’elle dit. Mais il relativisait aussitôt cette
    nouveauté en comprenant qu’il suffisait que
    l’écoute soit celle d’une parole de fou pour
    que l’exclusion demeure. L’accueil de la
    parole pour ce qu’elle est et dit, ce n’est pas
    tout à fait la même chose que l’accueil d’une
    parole déjà marquée, pour celui qui la
    recueille, par la supposée folie déjà attribuée
    à celui qui la profère. Prendre soin, c’est également
    savoir être à l’écoute pour être en
    capacité d’entendre. Entendre quoi ?
    Entendre ce qu’il y a à entendre. Banaliser
    pour entendre autre chose que ce que je
    cherche à entendre, quelquefois à mon
    insu ? Oui, mais pas trop car alors il n’y aurait
    plus que du bruit de fond. Banaliser mais
    pas au point de perdre toute originalité,
    toute spécificité. Et parfois même ne plus
    chercher à banaliser, mais répondre à la dramatisation
    que l’autre peut mettre en
    scène dans sa parole et ses actes, ses
    mots et ses gestes.
    Nous proposons aussi de ne pas oublier l’intérêt
    des détours, ceux de l’agir comme ceux
    des mots. Un jeune professionnel rencontré
    en formation en avait superbement
    témoigné lors d’un stage qu’il avait fait dans
    un CAARUD montpelliérain, c’est-à-dire une
    structure de soins en addictologie reposant
    sur un accueil très ouvert, dit à « bas
    seuil ». Nombre des personnes qui venaient
    là, pour ne pas dire toutes, venaient avec
    leur-s chien-s et petit à petit il est apparu
    que le souci des maîtres pour leur chien, parfois
    plus important que leur souci d’eux-mêmes,
    pouvait être partagé. Pour les
    accueillants, savoir accueillir les chiens,
    c’était savoir accueillir leurs maîtres. Prendre
    soin des chiens – et le soin était ici également
    soin vétérinaire –, c’était prendre soin
    des humains qui partageaient leur vie,
    sans les mettre à nu, sans mettre directement
    au jour leur situation. L’animal permettait
    ici le détour qui rendait possibles les
    échanges au-delà du strict nécessaire.
    Dans le cas des chiens, le détour avait été
    perçu, par certains sinon par tous, mais il
    est aussi des détours qui n’ont pas l’air d’en
    être, qui demeurent invisibles, cachés,
    imperceptibles. Il est des détours dont la
    qualité de détour est si visible qu’ils sont plus
    offensants que les attaques frontales. Le travailleur social ou le soignant, dans sa stratégie
    pour prendre soin, devra alors savoir
    ruser et éventuellement s’inspirer de certains
    des principes d’un Sun Tseu dans son Art
    de la guerre, où le détour inattendu est hautement
    recommandé pour qui veut progresser.
    Le sommet de l’art pouvant alors
    consister à ne plus faire le détour quand
    celui-ci est attendu, l’absence de détour
    n’étant en fait qu’un nouveau détour par
    rapport au détour initial. On peut donc s’y
    perdre, ou du moins ne pas vraiment maîtriser
    ce qui se passera effectivement au
    détour des gestes, des actes et des paroles.
    Il ne suffit pas de vouloir prendre soin de
    l’autre pour que cela soit effectif. Il peut tenir
    à rien, à presque rien ou à je-ne-sais-quoi,
    pour que le soin soit mal pris, quand bien
    même il serait bien fait, bien imaginé.

    L’ambivalence, la réciprocité
    et la circulation

    C’est à ce point qu’il nous faut introduire
    le registre ou le paradigme du don, comme
    le désigne le sociologue Alain Caillé.
    Prendre soin de l’autre, lui accorder un souci,
    une sollicitude, développer avec son accord
    plus ou moins inconscient et implicite – ou
    conscient et explicite – une pratique de care,
    cela suppose un jeu de don et de contre-don,
    de transfert et de contre-transfert, qui
    se joue à deux, a minima. Je ne peux en
    effet prendre soin de qui ne veut pas que
    je prenne soin de lui. Je peux toujours
    essayer, bien sûr. Mais cela pourrait bien être
    voué à l’échec si je reste seul à jouer. Si
    l’autre n’accepte pas ma sollicitude, la
    refuse et la rejette, nous risquons de nous
    maintenir à distance si respectable que la
    posture clinique ou accompagnante ne
    pourra exister. Mon souci, mon désir de solidarité,
    le soutien que je chercherai à apporter et le secours que je voudrai porter seront
    de pure forme. Sans effet ni réalité.
    Pour que cela fonctionne il faut décidément
    que chacun joue le jeu, dans des positions
    qui ne soient pas systématiquement figées.
    La pratique et l’engagement auprès des personnes
    nous montrent bien que la relation
    à sens unique n’est pas une relation de personnes,
    mais une simple relation à un
    objet. De personne à personne, cela
    échange. Échange de biens, de services,
    d’idées, de sourires, de questions et de
    réponses, de temps, de regards, de cafés et
    de cigarettes, de feu… Et aussi échange de
    positions, de rôles. Dans les mouvements
    du don, ce qui est énigmatique, ce n’est pas
    seulement l’intention (merci à Paul Fustier
    d’avoir avec une si grande justesse mis cela
    au jour), ce sont également les positions de
    donneur et de receveur. Qui donne et qui
    reçoit ? Quand bien même on ne voit circuler
    qu’un seul objet, dans un seul sens,
    la chose reste ambiguë. À tel point que le
    receveur qui remercie se voit parfois
    répondre « c’est moi qui vous remercie » de
    la part de celui qui a donné, ce dernier s’estimant
    débiteur, parce que l’autre, en
    acceptant de recevoir, lui a donné la possibilité
    de donner… Qui donne et qui
    reçoit ? On voit que dans cette relation, chacun
    donne et chacun reçoit.
    Dans nos institutions spécialisées où l’on est
    censés prendre soin des personnes ou les
    soigner, et sans doute les deux à la fois
    – même si nos prescripteurs et financeurs
    nous attendent surtout sur l’un des deux
    avec une préférence non dissimulée –, il
    peut arriver que ce soient surtout nos
    patients ou nos usagers qui prennent soin
    de nous (il est sans doute plus rare qu’ils
    nous soignent, quoique…). Cette mécanique
    est souvent décrite par des stagiaires
    qui viennent de découvrir avec émerveillement à quel point les personnes
    « accueillies » peuvent aussi être
    accueillantes et prendre soin d’eux ou
    d’elles, que les équipes éducatives ou soignantes
    soient par ailleurs accueillantes ou
    pas. Il y a bien quelque chose de l’ordre d’un
    « donnant-donnant » qui se joue là. Non pas
    dans une dimension de marchandage ou de
    troc, mais bien plutôt dans cette dynamique
    d’endettement mutuel positif dont parle
    Alain Caillé dans ses travaux. Cela circule
    et se partage en ne cessant de circuler.
    Cette façon de prendre soin de lui, d’elle,
    va aussi permettre à l’autre de prendre soin
    à son tour, pas seulement de celui qui prend
    soin de lui, mais d’autres comme de lui-même.
    De même, je peux difficilement
    prendre soin de qui que ce soit si personne,
    à un moment donné, n’a pris soin de moi.
    Mais nous ne faisons sans doute que
    mettre d’autres mots sur ce que d’autres ont
    repéré dans bien d’autres champs touchant
    à l’anthropologie, à la psychologie ou à la
    psychanalyse, à l’éthologie humaine…
    Malgré cela, on a bien souvent la désagréable
    impression que nombre de professionnels
    n’ont guère intégré cette réalité,
    l’ont ignorée ou oubliée ou l’ont comprise
    sans la comprendre : formellement mais sans
    en faire plus qu’une application creuse. Car
    la difficulté de cette affaire, c’est qu’elle
    exige, pour être « opérationnelle », une certaine
    sincérité, une certaine authenticité qui
    entretiennent pour l’un et pour l’autre cette
    fameuse position énigmatique dont parle
    Paul Fustier. Il n’est pas sûr que l’application
    scrupuleuse des recommandations de
    l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et
    de la qualité des établissements et services
    sociaux et médicosociaux) garantisse cela :
    la part incertaine d’authenticité dans la relation
    qui fait que l’autre non seulement sait
    que l’on prend soin de lui, mais qu’il le sent et qu’il y contribue aussi, même si cela peut
    lui échapper. Cette question du soin, de la
    sollicitude, du care, est en son cœur toujours
    incertaine et énigmatique. L’intérêt
    d’une énigme, c’est bien qu’elle soit vraiment
    une énigme, et pas un simulacre, fût-il
    interprété avec habileté et virtuosité.
    Au travers de ce dossier, nous avons essayé
    de rassembler des témoignages et des
    réflexions qui donnent à voir quelques
    formes que cela peut prendre dans le
    quotidien des institutions et des services. Pas
    d’ordre particulier, pas de progression finement
    travaillée d’un texte à l’autre. Mais une
    lecture multi-facettes de textes longs et de
    textes courts, de présentations de pratiques
    et de réflexions sur ces pratiques. La psychiatrie,
    le handicap, l’urgence sociale, la
    protection de l’enfance, les addictions, les
    personnes âgées, autant de champs de l’action professionnelle évoqués ici. À chacun
    son chemin de lecture.

    MARC OSSORGUINE
    Formateur au CFPMEA, Montpellier.

    Lire le sommaire du VST N°126 et commander la revue


    28/04/2015


    Notes :

    [1C. Gilligan, Une voix différente. Pour une éthique
    du care, Paris, Flammarion, 1986 (1re édition américaine,
    1982).

    [2J. Tronto, Un monde vulnérable. Pour une politique
    du care, Paris, La Découverte, 2009 (1re édition américaine,
    1993)

    [3P. Fustier, Les corridors du quotidien, Lyon, Presses
    universitaires de Lyon, 1993 (réédité chez Dunod).

    [4F. Worms, Soin et politique, Paris, Puf, 2012.

    [5On pourra lire ou relire l’article déjà ancien de Bernard
    Mottez, « À s’obstiner contre les déficiences, on
    aggrave souvent le handicap : l’exemple des sourds »
    (Sociologie et sociétés, 1977) – accessible sur erudit.
    org




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