Lire le sommaire du VST N°126 et commander la revue
Alors que les agences de communication
nous enjoignent sans relâche « d’affirmer
notre différence », que partout il nous est
proposé de « personnaliser » objets, espaces,
bureaux… surtout lorsque ceux-ci sont
virtuels, il apparaît aussi que nous sommes
depuis quelques décennies inscrits dans des
processus de normalisation et de standardisation
qui n’épargnent rien ni personne.
Les identités et singularités auxquelles on
nous propose de nous identifier ne sont, que
cela plaise ou pas, que des programmations
sérielles qui s’inscrivent avant tout dans une
logique de variations programmées et limitées,
une indifférenciation dont les célèbres
séries d’Andy Warhol restent une représentation
emblématique.
Même si cela peut déplaire, voire trahir ce
qui est, l’on ne pourra pas empêcher d’accorder
une certaine légitimité à ceux qui
entendent normaliser – pour leur bien-être
évidemment – tous ceux qui se retrouvent
dans des écarts et des singularités dont on
ne sait que faire. Et dire « on » n’est sans
doute ici ni une faute de français ni un relâchement
de la langue écrite au profit du barbarisme
ordinaire et tranquille de la langue
parlée : ce « on » là désigne bien l’impersonnel,
l’anonyme, l’absent non identifiable
qui s’infiltre insidieusement dans tous ces
énoncés où nous n’osons dire « je », « tu »,
« il » ou « elle », « nous », « vous » ou
« elles » (le « ils » n’étant à l’usage souvent
qu’une autre forme du « on »). Donc, on
peut considérer que soigner, c’est normaliser
ou re-normaliser les corps et les psychés, qu’éduquer c’est normaliser les comportements.
Mais nous pouvons également
refuser ces représentations du soin ou de
ce qu’on appelle de plus en plus souvent
accompagnement social. C’est sans doute
ce que nous essayons de faire depuis des
années dans les colonnes de VST, mais aussi
dans les pratiques que nous mettons en
oeuvre sur les terrains où nous sommes
investis, du côté de la souffrance psychique,
des marginalités sociales, des
dépendances en tout genre, des dispositifs
institutionnels ou des formations au soin ou
à l’accompagnement (liste non exhaustive !).
C’est que, lorsque l’on se retrouve les
deux pieds dans le réel, face à ces autres,
leurs singularités s’imposent à nous au-delà
de leurs pathologies ou des catégorisations
dont ils ont pu faire l’objet. L’expérience
nous a montré depuis des années que savoir
bien accueillir ces singularités était bien souvent,
très souvent, le préalable nécessaire
à tout « projet » de soin ou d’accompagnement.
« Soigner » quelqu’un ou prétendre
le faire, cela suppose également de
savoir en « prendre soin ». L’incapacité à
prendre soin pouvant rendre bien difficile
le soin lui-même, voire l’invalider. Il s’agirait
d’abord d’être en mesure d’accueillir, d’être
attentif aux autres, à l’autre, avant de prétendre
vouloir et pouvoir faire quelque
chose, que ce soit avec ou pour lui, ou pour
elle. Nous ne dirons sans doute jamais assez
– au risque du ressassement – combien cela
suppose d’engagement et d’ouverture, de
présence et de lien, et non seulement de compétences techniques et relationnelles.
Mais, de l’aveu même de ceux qui s’y engagent,
ces pratiques ne sont elles-mêmes
guère normalisables ou modélisables, reposant
sur des ressentis et une part d’authenticité
difficile à décrire, sur une
subjectivité et des affects qui peuvent
inquiéter et qui sont souvent considérés avec
suspicion par les pairs, quand ils ne font pas
l’objet d’interdictions radicales ou de censures
mutilantes.
Il nous a semblé qu’un dossier de notre
revue centré sur cette question était opportun,
même si l’on peut considérer que cette
question est toujours présente dans les pratiques,
les expériences et les réflexions dont
nous cherchons à témoigner ou faire
témoigner au travers des dossiers et
rubriques. Dans le même temps, il nous est
apparu qu’il y avait plus à témoigner de pratiques,
à montrer plus qu’à démontrer par
des argumentations théoriques trop envahissantes,
non par défiance ou incapacité,
mais plutôt par la nature même de ce que
nous cherchons à défendre et illustrer.
C’est ce qui nous a amenés à ne pas mettre
plus en avant tout le travail sociologique et
politique sur la question du care, élaboré il
y a quelques décennies par Carol Gilligan [1]
ou Joan Tronto [2] à partir des « gender studies
» et de la réflexion féministe état sunienne,
diffusé depuis quelques années en
France par les chercheurs du MAUSS ou par
la collection « Care studies » des Puf. En
effet, même s’il est légitime d’interroger la
place du genre avec les représentations et
assignations qu’il induit lorsque l’on veut
interroger les questions de soin et d’accueil,
l’une ne peut se réduire à l’autre. En
revanche, la question du don, telle que l’a
travaillée Paul Fustier dès Les corridors du
quotidien [3], nous paraissait plus en lien avec
cette question de « comment prendre
soin ». Il y a en effet quelque chose d’un peu
énigmatique dans ce qui se joue entre les
personnes et les sujets, qui fait que l’un se
sent accueilli ou pas, que la confiance peut
ou pas être accordée – ou s’accorder.
Si l’on veut penser et théoriser un peu plus
avant cette question du « prendre soin », il
faut sans doute commencer par accepter
d’envisager les détours, les incertitudes, les
paris, les aléas, les paradoxes, les ambivalences
que l’on rencontrera rapidement.
Celle-ci nous emmène en effet sur des chemins
où les sentiers de traverse ne manquent
pas, déjà plus ou moins explorés par
diverses disciplines. Pour un peu comprendre
comment on peut prendre soin, on
peut interroger les notions d’hospitalité, de
sollicitude, de transfert et de contre-transfert,
de convivialité, de charité, d’accueil, de
don et de contre-don, de réciprocité, de gratuité
et de dette, d’habiter et de chez-soi,
de protection et de refuge…
Essayons de poser quelques jalons pour
ouvrir ce dossier et encourager chacun à ses
propres itinéraires, à ses propres élaborations,
expérimentations et pratiques.
Prendre soin en « 4D » ou « 4S »
Nous emprunterons pour commencer à la
réflexion de Frédéric Worms [4] qui, partant
de la question des soins qui touchent au
corps, nous propose une déclinaison des
gestes du soin autour de quatre dimensions,
de quatre « s » : le secours, le soutien, la solidarité
et le souci.
Le geste du secours est celui qui est
peut-être premier, celui qui doit sauver les
vies indépendamment de toute autre
considération, celui de l’urgence. Geste et
moment nécessaires mais pas suffisants.
Geste qui est dès le début bien plus que
geste technique, prenant racine dans d’autres préoccupations que l’efficacité
et l’effectivité : « Le soin est et reste d’abord,
nécessairement, un secours. Qu’est-ce
qu’un secours ? C’est la réponse aux
besoins matériels et vitaux des uns, par l’action
des autres ; action qui passe, chez les
hommes, par des médiations techniques et
sociales ; et qui est aussi, entre eux, quand
elle est possible, un devoir, une obligation
morale et politique5. » Il est donc d’emblée
également manifestation de soutien, plus
ou moins affirmé ou exprimé, mais soutien
tout de même. Soutien « moral » qui, au delà
du secours, ouvre la question de
l’aide, de l’assistance, qu’elle soit psychologique,
sociale, financière. Un soutien
qui peut avoir des effets essentiels sur l’efficacité
du secours, qui peut lui-même
également « soigner ».
Le même geste s’inscrit dans une solidarité
à l’égard de l’autre, souvent anonyme ou
inconnu, que l’on est amené à soigner. Une
solidarité parfois repoussée ou rejetée derrière
la mission professionnelle que suppose
l’emploi occupé par le soignant, par efficacité
ou par souci de se préserver, de se
protéger d’un certain envahissement qui
serait nuisible à la professionnalité et à l’efficacité
du secours. La solidarité du soignant
avec le « patient » s’efface alors derrière celle
dont doivent faire preuve les patients à
l’égard des autres patients, et se contenter
du minimum, car dans la chambre à côté,
il y a une autre misère qui attend… Si l’on
doit s’occuper de tous, la solidarité du soin
qui humanise les pratiques et maintient
ouvertes les structures de soin publiques
peut en effet entrer en conflit avec ceux qui
se disent tenants et garants de cette efficacité
du secours, et qui les ferment en invoquant
la qualité et la technicité du soin et
ses performances, mais aussi, parfois, le droit
même à recevoir soin et secours.
Si les questions du secours et du soutien renvoient
essentiellement à des dimensions cliniques,
de la présence et du regard au
chevet de celui qui a besoin du soin, celle
de la solidarité inscrit le soin dans ses dimensions
politiques et économiques, questionnant
les dispositifs de soin et d’accueil,
mais également leur disponibilité et les dispositions
de ceux qui y œuvrent.
Le quatrième « S » que propose Frédéric
Worms est celui du souci, le souci que l’on
a à l’égard de l’autre, pour l’autre, inscrivant
l’acte de soin, la posture et le projet
du soin, du soignant, de l’accompagnant,
dans la dimension éthique du rapport à
l’autre, du côté de la responsabilité, bien au delà
de la question purement légale. Souci
de l’autre qui nous renvoie au souci de soi,
au sens que chacun peut ou doit trouver à
ce qui se dit, se fait, se joue, qu’il soit du
côté de qui reçoit, ou de qui dispense.
Ce soin en quatre dimensions, en « 4D »,
on n’en perçoit ou n’en agit quelquefois
qu’une ou deux dimensions, ce qui ne
signifie pas que les autres soient absentes.
On peut aussi penser qu’elles ne concernent
que le soignant, ou pire : que le philosophe
qui réfléchit à la question sans
concrètement y être. On peut toujours. Il
nous paraît cependant que cela constituerait
pour le moins une négligence, pas
forcément pardonnable car nous pensons,
pour l’avoir également expérimenté,
que la « 4D » touche tous les moments et
tous les acteurs de ce moment où l’on
soigne et/ou prend soin. Tous les moments
car on ne peut réduire les gestes du soin
à l’instant du coup de scalpel salutaire, à
la seconde de l’énonciation de la parole
libératrice, au jour « j » ou à l’heure « h ».
Par quoi, quand et comment cela commence-
t-il ? Par quoi et comment cela se
finit-il ? Accueil, pré-accueil, moments de crise, changements de lieux, de personnes, passages…
Il nous faut aussi maintenant appréhender
cette idée du soin que l’on prend de
l’autre au-delà du seul geste médical ou
paramédical. Ou alors élargir l’idée du
soin au-delà de ce qui touche la normalité
physique, biologique, ou psychique : les liens
sociaux ou les connaissances, par exemple.
Car dans le champ de l’éducation ou de la
formation, dans celui de ce qu’on appelle
les exclusions et les marginalités, il y également
du secours, du soutien, de la solidarité
et du souci.
Avoir cure du care
Reprenons la terminologie anglo-saxonne,
tout en la détournant des usages reconnus
par la recherche car la langue nous offre là
un jeu de mots intéressant. L’idée de soigner
renvoie au mot « cure », que l’on connaît
aussi en français, avec son étymologie
latine qui évoque l’idée d’être attentif, aux
corps comme aux âmes (d’où les curés), de
veiller au bon état des choses et à leur « propreté
» et de les nettoyer si nécessaire (d’où
l’idée de curer, de curetage…). Et « ne pas
avoir cure », c’est « ne pas se soucier de ».
Outre-Manche et outre Atlantique, il suffit
du glissement d’une lettre pour que l’on
passe du cure au care. Dans la signification,
l’on reste bien proche car il s’agit là encore
d’être attentif, de faire attention à, mais sans
l’idée du nettoyage. Le linguiste amateur
pourrait être tenté d’y trouver une parenté
avec la caritas latine, cette charité qui
nous renvoie à ce qui est cher (coûteux et/ou
aimé)… Mais non. Le care ne doit rien au
latin, nous disent les lexicographes anglo-saxons,
et il plonge ses racines dans les
anciennes langues germaniques et
saxonnes. En jouant un peu plus avec les mots, on pourrait se permettre de dire que
le care n’a rien à « carrer » ni du cure ni de
la charité. Plus sérieusement, il n’est pas
absurde de penser que le souci de l’autre
ne peut se réduire ni à la volonté de le soigner
(donc de le modifier) ni de lui faire du
bien, par charité ou devoir moral.
Cette possible opposition entre le cure et
le care, entre soigner et prendre soin, ne
relève pas que du jeu de mots mais peut
bien renvoyer à des postures et des orientations,
des projets qui peuvent se compléter
aussi bien que se contredire, se contrarier
ou s’affronter violemment. On pourrait citer
en exemple ou illustration de cela ce qui
s’est déroulé depuis le XVIIIe siècle dans l’attention
portée à la surdité. L’histoire de son
traitement, de sa reconnaissance et de sa
prise en compte s’articule, encore aujourd’hui,
autour de cette opposition. D’un côté,
ceux qui s’attaquent avant tout à la déficience
auditive pour la supprimer ou la neutraliser
: implants cochléaires, démutisation,
oralisme… qui cherchent avant tout à soigner
des déficients auditifs, pour qu’ils ne
le soient plus, ou le soient moins. De
l’autre, ceux qui cherchent d’abord à éduquer,
à accompagner les sourds –qui sont
plus considérés comme « Sourds », le
vocable renvoyant alors à de l’identité et à
de la culture plus qu’à de la maladie –, à
inventer des compensations qui s’appuient
sur l’environnement et non seulement sur
les ressources de la personne, sur ses compétences
comme on dit aujourd’hui. Certains
ont su concilier les deux. D’autres
continuent, de plus en plus rares, une guerre
qui oppose déficience auditive et Surdité,
maladie et culture, soins et éducation, au
risque de ne rien arranger pour les personnes
concernées [5]. À trop regarder la
maladie, la déficience, la déviance, la
dépendance… on ne voit plus la personne et
on ne l’accueille pas comme il conviendrait,
comme elle l’espérait peut-être, au
risque d’invalider tout ce que l’on pourrait
tenter avant même de l’avoir tenté.
À trop vouloir soigner, on peut ne plus savoir
prendre soin, et fragiliser ou invalider les
avancées du « soigner ». Mais aussi : soigner,
cela est parfois une façon de prendre soin
qui va ouvrir à d’autres choses, à un rapport
plus empreint de confiance et de reconnaissance
qui permettra d’envisager d’autres
soins, d’autres aides et assistances, sans que
le sujet s’y sente oublié, réifié et finalement
nié.
Les détours et les incertitudes
Mais qu’espère l’autre quand nous nous rencontrons ?
Qu’attend-elle ou qu’attend-il de
nous ? En attendent-ils seulement quelque
chose ? Demandent-ils quelque chose ? Si
oui, quoi ? Entre la demande dite et celle qui
se masque, il n’est pas simple de faire le tri,
que ce soit pour le demandeur, la demandeuse,
ou celle ou celui qui la reçoit. Et quid
de la demande des soignants, des travailleurs
sociaux, des éducateurs, des
accompagnants et des aidants ?
Que de questions aux réponses difficiles et
instables, fuyantes et incertaines !
La difficulté, c’est sans doute de prendre soin
de l’autre sans qu’il nous dise comment faire
(peut-être ne le sait-il pas lui-même). Parfois,
c’est également savoir prendre soin
avec discrétion, sans ostentation, sans que
l’autre se sente diminué par un accueil trop
attentif et trop manifestement bienveillant.
La meilleure attention à l’autre peut être
celle qui se voit le moins, qui se fait oublier.
Non pas, comme le disait Pascal, parce que
les belles actions cachées sont les plus estimables,
mais parce que l’un des enjeux est
aussi de ne pas faire peser sur le « bénéficiaire » de nos « petits soins » l’ombre
d’une dette qui peut soumettre jusqu’à l’humiliation.
Les banalisations et les détours
s’imposent donc.
Banaliser, c’est faire disparaître, pour de vrai
mais peut-être pas entièrement, le caractère
exceptionnel, extraordinaire de ce qui est
fait, dit, offert. En faire quelque chose de
naturel, qui n’est pas fait exprès pour
l’autre et dont il-elle peut d’autant plus
bénéficier, profiter. Café ou cigarette partagés,
temps perdu pris ensemble, éclats de
rire, silences ou bonne conversation, sur une
musique, un film, un vin, une odeur, un
vêtement, voire sur soi-même. Commentaire
sur le match, sur le temps qu’il fait ou ne
fait plus, nouvelles du chat. Avis vestimentaire,
oreille silencieuse, clin d’oeil
attentif, sourire discret qui s’échappe d’une
conversation avec une autre personne et qui
fait mouche. Repas de fête où même les
absents sont admis, aveu de fatigue… Peu
importe si tout cela est petit jusqu’à l’invisibilité,
jusqu’à l’insignifiance : c’est à partir
des petites histoires de rien du quotidien
que chacun se construit aussi la sienne, que
chacun peut s’y sentir, bien ou mal, mais à
sa place. Une place construite et/ou donnée,
conquise et/ou offerte.
Dans les années 1960-1970, Michel Foucault
parlait de l’écoute accordée à la
parole du fou, relevant la nouveauté
qu’avait été le fait de cesser de la rejeter
pour l’écouter et tenter d’entendre ce
qu’elle dit. Mais il relativisait aussitôt cette
nouveauté en comprenant qu’il suffisait que
l’écoute soit celle d’une parole de fou pour
que l’exclusion demeure. L’accueil de la
parole pour ce qu’elle est et dit, ce n’est pas
tout à fait la même chose que l’accueil d’une
parole déjà marquée, pour celui qui la
recueille, par la supposée folie déjà attribuée
à celui qui la profère. Prendre soin, c’est également
savoir être à l’écoute pour être en
capacité d’entendre. Entendre quoi ?
Entendre ce qu’il y a à entendre. Banaliser
pour entendre autre chose que ce que je
cherche à entendre, quelquefois à mon
insu ? Oui, mais pas trop car alors il n’y aurait
plus que du bruit de fond. Banaliser mais
pas au point de perdre toute originalité,
toute spécificité. Et parfois même ne plus
chercher à banaliser, mais répondre à la dramatisation
que l’autre peut mettre en
scène dans sa parole et ses actes, ses
mots et ses gestes.
Nous proposons aussi de ne pas oublier l’intérêt
des détours, ceux de l’agir comme ceux
des mots. Un jeune professionnel rencontré
en formation en avait superbement
témoigné lors d’un stage qu’il avait fait dans
un CAARUD montpelliérain, c’est-à-dire une
structure de soins en addictologie reposant
sur un accueil très ouvert, dit à « bas
seuil ». Nombre des personnes qui venaient
là, pour ne pas dire toutes, venaient avec
leur-s chien-s et petit à petit il est apparu
que le souci des maîtres pour leur chien, parfois
plus important que leur souci d’eux-mêmes,
pouvait être partagé. Pour les
accueillants, savoir accueillir les chiens,
c’était savoir accueillir leurs maîtres. Prendre
soin des chiens – et le soin était ici également
soin vétérinaire –, c’était prendre soin
des humains qui partageaient leur vie,
sans les mettre à nu, sans mettre directement
au jour leur situation. L’animal permettait
ici le détour qui rendait possibles les
échanges au-delà du strict nécessaire.
Dans le cas des chiens, le détour avait été
perçu, par certains sinon par tous, mais il
est aussi des détours qui n’ont pas l’air d’en
être, qui demeurent invisibles, cachés,
imperceptibles. Il est des détours dont la
qualité de détour est si visible qu’ils sont plus
offensants que les attaques frontales. Le travailleur social ou le soignant, dans sa stratégie
pour prendre soin, devra alors savoir
ruser et éventuellement s’inspirer de certains
des principes d’un Sun Tseu dans son Art
de la guerre, où le détour inattendu est hautement
recommandé pour qui veut progresser.
Le sommet de l’art pouvant alors
consister à ne plus faire le détour quand
celui-ci est attendu, l’absence de détour
n’étant en fait qu’un nouveau détour par
rapport au détour initial. On peut donc s’y
perdre, ou du moins ne pas vraiment maîtriser
ce qui se passera effectivement au
détour des gestes, des actes et des paroles.
Il ne suffit pas de vouloir prendre soin de
l’autre pour que cela soit effectif. Il peut tenir
à rien, à presque rien ou à je-ne-sais-quoi,
pour que le soin soit mal pris, quand bien
même il serait bien fait, bien imaginé.
L’ambivalence, la réciprocité
et la circulation
C’est à ce point qu’il nous faut introduire
le registre ou le paradigme du don, comme
le désigne le sociologue Alain Caillé.
Prendre soin de l’autre, lui accorder un souci,
une sollicitude, développer avec son accord
plus ou moins inconscient et implicite – ou
conscient et explicite – une pratique de care,
cela suppose un jeu de don et de contre-don,
de transfert et de contre-transfert, qui
se joue à deux, a minima. Je ne peux en
effet prendre soin de qui ne veut pas que
je prenne soin de lui. Je peux toujours
essayer, bien sûr. Mais cela pourrait bien être
voué à l’échec si je reste seul à jouer. Si
l’autre n’accepte pas ma sollicitude, la
refuse et la rejette, nous risquons de nous
maintenir à distance si respectable que la
posture clinique ou accompagnante ne
pourra exister. Mon souci, mon désir de solidarité,
le soutien que je chercherai à apporter et le secours que je voudrai porter seront
de pure forme. Sans effet ni réalité.
Pour que cela fonctionne il faut décidément
que chacun joue le jeu, dans des positions
qui ne soient pas systématiquement figées.
La pratique et l’engagement auprès des personnes
nous montrent bien que la relation
à sens unique n’est pas une relation de personnes,
mais une simple relation à un
objet. De personne à personne, cela
échange. Échange de biens, de services,
d’idées, de sourires, de questions et de
réponses, de temps, de regards, de cafés et
de cigarettes, de feu… Et aussi échange de
positions, de rôles. Dans les mouvements
du don, ce qui est énigmatique, ce n’est pas
seulement l’intention (merci à Paul Fustier
d’avoir avec une si grande justesse mis cela
au jour), ce sont également les positions de
donneur et de receveur. Qui donne et qui
reçoit ? Quand bien même on ne voit circuler
qu’un seul objet, dans un seul sens,
la chose reste ambiguë. À tel point que le
receveur qui remercie se voit parfois
répondre « c’est moi qui vous remercie » de
la part de celui qui a donné, ce dernier s’estimant
débiteur, parce que l’autre, en
acceptant de recevoir, lui a donné la possibilité
de donner… Qui donne et qui
reçoit ? On voit que dans cette relation, chacun
donne et chacun reçoit.
Dans nos institutions spécialisées où l’on est
censés prendre soin des personnes ou les
soigner, et sans doute les deux à la fois
– même si nos prescripteurs et financeurs
nous attendent surtout sur l’un des deux
avec une préférence non dissimulée –, il
peut arriver que ce soient surtout nos
patients ou nos usagers qui prennent soin
de nous (il est sans doute plus rare qu’ils
nous soignent, quoique…). Cette mécanique
est souvent décrite par des stagiaires
qui viennent de découvrir avec émerveillement à quel point les personnes
« accueillies » peuvent aussi être
accueillantes et prendre soin d’eux ou
d’elles, que les équipes éducatives ou soignantes
soient par ailleurs accueillantes ou
pas. Il y a bien quelque chose de l’ordre d’un
« donnant-donnant » qui se joue là. Non pas
dans une dimension de marchandage ou de
troc, mais bien plutôt dans cette dynamique
d’endettement mutuel positif dont parle
Alain Caillé dans ses travaux. Cela circule
et se partage en ne cessant de circuler.
Cette façon de prendre soin de lui, d’elle,
va aussi permettre à l’autre de prendre soin
à son tour, pas seulement de celui qui prend
soin de lui, mais d’autres comme de lui-même.
De même, je peux difficilement
prendre soin de qui que ce soit si personne,
à un moment donné, n’a pris soin de moi.
Mais nous ne faisons sans doute que
mettre d’autres mots sur ce que d’autres ont
repéré dans bien d’autres champs touchant
à l’anthropologie, à la psychologie ou à la
psychanalyse, à l’éthologie humaine…
Malgré cela, on a bien souvent la désagréable
impression que nombre de professionnels
n’ont guère intégré cette réalité,
l’ont ignorée ou oubliée ou l’ont comprise
sans la comprendre : formellement mais sans
en faire plus qu’une application creuse. Car
la difficulté de cette affaire, c’est qu’elle
exige, pour être « opérationnelle », une certaine
sincérité, une certaine authenticité qui
entretiennent pour l’un et pour l’autre cette
fameuse position énigmatique dont parle
Paul Fustier. Il n’est pas sûr que l’application
scrupuleuse des recommandations de
l’ANESM (Agence nationale de l’évaluation et
de la qualité des établissements et services
sociaux et médicosociaux) garantisse cela :
la part incertaine d’authenticité dans la relation
qui fait que l’autre non seulement sait
que l’on prend soin de lui, mais qu’il le sent et qu’il y contribue aussi, même si cela peut
lui échapper. Cette question du soin, de la
sollicitude, du care, est en son cœur toujours
incertaine et énigmatique. L’intérêt
d’une énigme, c’est bien qu’elle soit vraiment
une énigme, et pas un simulacre, fût-il
interprété avec habileté et virtuosité.
Au travers de ce dossier, nous avons essayé
de rassembler des témoignages et des
réflexions qui donnent à voir quelques
formes que cela peut prendre dans le
quotidien des institutions et des services. Pas
d’ordre particulier, pas de progression finement
travaillée d’un texte à l’autre. Mais une
lecture multi-facettes de textes longs et de
textes courts, de présentations de pratiques
et de réflexions sur ces pratiques. La psychiatrie,
le handicap, l’urgence sociale, la
protection de l’enfance, les addictions, les
personnes âgées, autant de champs de l’action professionnelle évoqués ici. À chacun
son chemin de lecture.
MARC OSSORGUINE
Formateur au CFPMEA, Montpellier.
Lire le sommaire du VST N°126 et commander la revue