La maltraitance institutionnelle ne se réfère pas uniquement aux horreurs régulièrement
dénoncées dans les médias. Elle peut se nicher dans les mille petits riens
du quotidien qui, si on n’y prend garde, peuvent générer autant de souffrances accumulées.
Si nous avons des outils pour lutter contre le pire, comment lutter contre
le quotidien banal qui devient automatique ? Éviter de fabriquer la maltraitance,
c’est pouvoir interroger les pratiques, se référer à des projets, savoir se situer visà-
vis des usagers… C’est être formé, encadré, contrôlé quelle que soit sa place dans
l’organigramme. C’est aussi, pour les institutions et les tutelles, créer les conditions
du bien-être pour les personnels : statuts, conditions de travail, évolutions professionnelles,
mobilités… Lutter contre la maltraitance passe par le respect des usagers
et de soi-même, plus que par le respect d’un protocole.
Dossier coordonné par Carine Maraquin et Jean-Marie Vauchez
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La maltraitance se fabrique, à petits pas, par
échelons, par empilements successifs.
Nous voulons explorer sa machinerie, comprendre
ce qui la nourrit, ce qui lui permet
de s’installer, comment elle se déploie, ses
différents visages, comment s’en défendre
et même s’en protéger.
Aujourd’hui, le terme de « maltraitance »
est majoritairement remplacé dans les discours
sociaux par le voeu pieux de son
contraire : la « bientraitance ». Nous avons
pourtant fait le choix de nous référer à la
maltraitance, cette expression qui réussit à
nommer les mauvais traitements, d’une
façon assez large pour englober toutes
sortes d’actions maltraitantes. La bientraitance,
quant à elle, semble enjoliver les
choses ; mais on n’évite pas le conflit en postulant
l’a-conflictualité. Car la « bientraitance
» est devenue presque obligatoire,
non plus comme un idéal vers lequel
tendre, mais comme une procédure par
laquelle passer pour montrer sa bonne foi.
Elle perd par là-même de son utilité comme
souci du bien-être des personnes. Les évaluateurs
externes s’en saisissent comme d’un
bras armé. Elle devient une coquille vide, un
certificat d’assurance : « il ne peut rien nous
arriver » signifiant alors qu’on ne peut rien
nous reprocher, on a notre label « bientraitance
», notre procédure « bientraitance
» avec la Recommandation officielle
à la disposition du personnel. N’est-ce pas
une façon d’essayer vainement d’empêcher
la maltraitance avérée, existante, par un
mimétisme de bientraitance ? Et le mimétisme suffit-il ? Peut-on faire croire à quelqu’un
qu’il compte en l’entourant de procédures
à symptômes bienveillants ? De
plus, l’insistance à réfléchir à la bientraitance
en toute circonstance crée une atmosphère
de suspicion ; que serait, en effet,
un soin qui ne serait pas bientraitant [1] ?
La maltraitance existe bel et bien, et le mouvement
de « bientraitance », avec son flot
d’outils et de procédures, ne l’endigue pas.
La nature humaine est ainsi faite que,
malgré nos espoirs rousseauistes
(« L’Homme est bon par nature »), nous
sommes bien obligés d’admettre le postulat
de Hobbes (« L’homme est un loup pour
l’homme »). Et la dualité psychique nous installe
dans un conflit incessant entre notre
plaisir et celui de l’autre, l’amour et la haine.
La maltraitance se vit en résonance : elle est
relationnelle, et uniquement relationnelle.
On ne nomme un comportement maltraitant
que parce que quelqu’un est ou se sent
maltraité. La maltraitance, c’est nuire à quelqu’un,
lui porter préjudice, exprimer une
forme de violence à son égard, psychique,
physique. Il n’y a pas toujours intention de
nuire, de faire du mal, mais seule la personne
qui reçoit ces traitements peut dire
l’impact négatif que ces actes ont sur sa vie.
La maltraitance est une violence, l’un des
comportements humains les plus réprimés
et à la fois des plus naturels car la violence
est constitutive de nos êtres, et nous passons
beaucoup d’énergie à la dompter pour être
des êtres civilisés. La violence humaine est un
fait inévitable, elle est inhérente à nos relations, prête à s’exprimer dès qu’on se sent
agressé. Violence, maltraitance, il y a celle qui
vise à nuire, volontairement, mais aussi
celle qui émane de comportements a priori
inoffensifs, venant alors fragiliser quelqu’un
de sensible à cet endroit même et qui
aurait eu besoin d’autre chose pour être soutenu.
Ainsi les personnes, les publics déjà fragilisés
par une dépendance à autrui s’avèrent
plus « à risque » de maltraitance.
On peut bien entendu interdire la violence,
la punir, la sanctionner. On peut également
inventer d’autres formes de violence pour
la contrer, car même la loi peut se trouver
violente elle-même lorsqu’elle fait obstacle
à ces agissements. Mais elle vise la paix
pour le plus grand nombre, le respect des
règles d’une vie « en société », c’est-à-dire
pour un bien-être collectif. Interdire, c’est
barrer l’accès à un droit pour permettre aux
droits des autres, ou à un droit d’intérêt
supérieur, de s’épanouir. Quels sont donc
nos droits, les uns vis-à-vis des autres ?
Enfants, adultes, professionnels, usagers,
familles…
La violence involontaire de la maltraitance
est bien plus difficile à capter, à déceler, à
dénouer. Pas d’irrespect des lois, aucun droit
outrepassé, simplement des actions individuelles
ou collectives qui viennent faire violence
à d’autres, individus et collectifs.
L’arrangement, la négociation, le contrebalancement
réussissent la plupart du
temps à générer un équilibre relationnel où
chacun tente de se faire respecter. Chacun
évalue sa capacité à tolérer des frustrations,
ses bénéfices indirects. Mais il reste une multitude
de comportements non pas maltraitants
en soi, mais maltraitants dans un
contexte, par rapport à des attentes de plus
d’attention, d’humanité.
La violence est partout, elle est devenue
banale, elle est journalistiquement un objet vendeur parce que faisant sensation.
L’homme a peur, il a peur de la violence, et
aime à s’effrayer en la côtoyant, d’assez près
pour la voir, d’assez loin pour ne pas la subir
directement. L’homme est attiré par elle,
pour la contrôler, se l’approprier, avec le fantasme
de la dompter. Il en devient d’autant
plus difficile de dénoncer des faits maltraitants
imbriqués dans une vie d’apparence
« normale ». Les phénomènes de culpabilisation,
d’autorité sur autrui, de dépendance
créent le nid des abus de toutes sortes, où,
brindille après brindille, s’installe l’irrespect
de la personne, de son corps, de ses choix,
de ses volontés.
La société tout entière vise tellement l’anticipation
et l’évitement du risque que les
politiques sociales privent des personnes de
leur droit à la liberté : alarme contre les
incendies obligatoire chez soi, interdiction
de faire du feu dans sa cheminée, fermeture
des portes la nuit dans les foyers, obligation
d’avoir un « projet de vie »… L’État
se mêle peu à peu de notre mort, il l’évite
et y contribue à la fois (alcool, circulation
automobile, cancers liés aux conditions de
vie et à l’environnement pollué…). Des
citoyens demanderaient juste qu’on les laisse
tranquilles : ne pas être hyper contrôlés, suivis,
sollicités… Penser pour l’autre, ne pas
lui laisser le choix, sous le prétexte de son
bien, le prive de sa liberté. L’enfer de la maltraitance
est parfois pavé de bons sentiments
!
Pour repérer et dénoncer les maltraitances,
nous nous sommes habitués à les percevoir
partout. D’abord à l’égard des usagers, avec
la mise en cause des fonctionnements collectifs
écrasants des professionnels, dans la
lignée de Stanislas Tomkiewicz et de sa
dénonciation de la violence des institutions
de soin. Puis entre professionnels, pour évoquer
entre nous les dysfonctionnements qui peuvent être maltraitants pour nousmêmes.
Nous devenons tous de potentiels
dépisteurs, de potentiels dénonceurs. La
peur et la honte sont activées en nous et
au sein des groupes, qui contribuent à un
équilibre des tensions, mais aussi parfois au
silence.
Les troubles envahissants du développement
nous poussent dans nos retranchements :
quelles méthodes utiliser pour ne pas aller
vers le dressage, préserver le maximum de
capacité à penser par soi-même pour la personne
atteinte, et à la fois lui permettre une
vie en société grâce à l’inhibition de comportements
agressifs envers les autres ?
Beaucoup pensent que la psychanalyse est
maltraitante, pourquoi ? Peut-être, oui,
quand elle est extrême, seule, exclusive ;
folle. Alors, aujourd’hui, dans nos milieux
sociaux, médicosociaux, psychiatriques…,
où est la maltraitance ? À la fois la violence
involontaire de nos comportements quotidiens,
qui peuvent exercer une violence sur
d’autres, et celle agie, dans une volonté de
nuire ? Comment faire pour éviter la maltraitance
? C’est l’extrémisme qui nous y
entraîne, le fait de ne pas discuter avec les
personnes concernées par nos actions, de
ne pas engager de débat, d’agir seul, de
croire qu’on peut, seul, connaître les
bonnes façons d’agir.
Des ressources se remarquent çà et là : la
résilience est une notion qui permet de résumer
une façon de se sortir des situations de
maltraitance, l’humour s’avère un puissant
remède aux situations qui paraissent immobiles.
Rechercher des ressources, être force
de proposition, d’alternative, semblent
déjà des privilèges de ceux qui se défendent
activement. À plusieurs, il semble plus
facile de se révolter. Certains autres ne peuvent
pas se défendre seuls, affaiblis, habitués
parfois… Sur qui compter dès lors pour au moins défendre le minimum, le respect
de soi ?
Y a-t-il cependant des situations inextricables
? Qu’est-ce que l’inéluctable ? Comment
peut-on faire face à la violence d’une
institution ? À celle de collègues, payés et
mandatés comme nous pour s’occuper de
personnes dépendantes ? Comment réagir,
se protéger, dénoncer, se défendre, agir pour
améliorer les pratiques ? Quelles sont les
zones à risques et comment les éviter ? Comment
agir chacun à son niveau ? Simple salarié,
représentant d’un collectif, responsable
d’une équipe et d’un projet, salarié dans un
organisme qui gère/finance/agrée, responsable
de mise en place de projets collectifs,
politiques…
Nous ouvrons ce dossier par un texte d’appel
à l’action de Jean-Marie Vauchez, président
de l’Organisation nationale des
éducateurs spécialisés, qui revient sur l’actualité
maltraitante des institutions et de la
profession. Puis nous abordons la maltraitance
institutionnelle par deux entrées.
D’une part, des récits, des témoignages, qui
montrent de quoi il s’agit, comment des personnes
se pensent maltraitées, et comment
des professionnels et des institutions peuvent
être objectivement maltraitants. Ce sont
des textes « à charge » ; nous l’assumons.
La maltraitance étant ce qui est vécu par ceux
qui pensent l’être ou la voir à l’oeuvre, nous
leur avons donné la parole. Cette série commence
par un constat autocritique sur la
façon, parfois, de traiter les familles et les
usagers : dans « Ils », Molly Alias nous
tend un terrible miroir. Elle poursuit avec une
histoire de CMU bien connue des professionnels
qui travaillent avec les exclus. Puis
Pascal Noblet dévoile comment l’État peut
maltraiter les sans-abri pour leur bien, et
Mireille Batut exprime, dans « Plutôt coupable
qu’ABA », son refus en tant que mère d’une méthode de soin imposée par la
norme. Une autre mère, anonyme, lui fait
suite, avec le récit de sa relation complexe
avec les soignants et les accueillants de son
fils. La maltraitance, douce, pour le bien, est
aussi abordée par François Chobeaux, qui
moque les attentions préventives destinées
aux catégories d’âges à risques. Vient
ensuite le récit par Anna d’une rencontre
froide et excluante avec l’équipe enseignante
d’une école primaire ; encore un effort
pour réaliser l’inclusion scolaire ! Deux
situations horribles viennent clore cette
partie : Chantal Bruno montre comment une
institution peut cacher, nier, évacuer le pire
possible qu’est l’abus sexuel sur un enfant,
et Philippe Toulouse témoigne de la responsabilité
écrasante et dangereuse d’un lanceur
d’alerte quand rien ne va plus dans une
institution mais qu’il ne faut surtout pas
le dire.
Une seconde série de textes avance des analyses,
et en tire des propositions d’action et
d’organisation qui peuvent permettre de ne
plus maltraiter. Carine Maraquin insiste sur
la nécessité de regarder de près la violence
générée, induite, non dite, et d’oser ainsi
la révéler, nous la révéler à nous-même. José
Polard et Patrick Linx cherchent à éviter les
huis clos de l’enfermement de et dans la
vieillesse quand ces situations sont peu à
peu installées pour le bien supposé des personnes.
Suzon Bosse-Platière porte attention
à l’accueil des parents en crèche et par
les assistantes maternelles, objet permanent
d’incompréhensions et de maladresses.
Richard Buferne et Catherine Jousselme
reprennent presque au mot près la tristement
célèbre recommandation de la HAS sur
l’autisme pour montrer que l’approche
psychodynamique est une des composantes
de l’action thérapeutique que le texte
légitime sans le vouloir, et que si maltraitance il y a, c’est dans l’exclusivité des
méthodes cognitives et comportementales.
Viennent alors deux textes qui reviennent
sur les contraintes actuelles de
fonctionnement génératrices de maltraitances
par les orientations qu’elles imposent
et les principes qui les sous-tendent : Maria
Viau interpelle la machinerie administrative
de la protection de l’enfance ; Fouad Lahrache
fait l’éloge du temps disponible, de
plus en plus limité dans l’organisation des
soins à l’hôpital. Une réflexion de Gaëlle
Légo, appuyée sur des vignettes pratiques,
vient clore ce dossier en présentant à la fois
l’effet délétère de la multiplication des procédures
et des normes, et une façon d’y
résister en subvertissant leur application.
Resteront encore, toujours, des pistes à
explorer en équipes, pour construire non pas
seulement des résistances mais des dépassements
de situations potentiellement productrices
de maltraitance :
– l’effet des nomenclatures hyper normées
qui intègrent et désintègrent des personnes
en les nommant comme
appartenant à des tableaux diagnostiques
ou en les excluant…
– le développement des lieux d’accueil qui
concentrent des personnes de mêmes
pathologies, au point de créer des phénomènes
d’usure des professionnels ;
– l’évaluation de la qualité de toutes les pratiques,
qui peu à peu prend du temps sur
la pratique elle-même au détriment justement
de sa qualité ;
– l’obligation faite aux usagers coutumiers
de nos services de raconter leur histoire à
autant d’interlocuteurs qu’il y a de
démarches administratives ou soignantes ;
– l’obligation de concevoir et de rédiger un
projet de vie, là où tout citoyen se contente
de dérouler sa vie sans en concevoir le projet
ou la rédaction ;
– les abus de pouvoir des institutions sur les
usagers accueillis (les portes qui ne ferment
pas quand on leur dit qu’ils sont chez eux,
les horaires de visites, les demandes d’autorisation
et de planification pour inviter quelqu’un,
même un amoureux, l’interdiction
d’avoir un chien, de boire de l’alcool…).
Quelle intimité dans les lieux de vie ?
Dans le même esprit, nous pensons aussi
aux sociétés européennes qui donnent
des conseils aux autres sociétés, dites
« sous-développées », parfois de façon totalement dénuée de sens pour ces
peuples et déniant leur culture.
Oser reconnaître et dire la maltraitance, c’est
déjà lutter contre
CARINE MARAQUIN
FRANÇOIS CHOBEAUX