Tout comme la question de la réussite (bien que ce mot soit rarement utilisé) de
l’individu est inscrite dans les principes qui guident l’action des mouvements
d’éducation – pas seulement celle de la réussite scolaire même si cette dernière
s’impose aujourd’hui et pèse d’un tel poids qu’elle sert de référence dès qu’on parle
de réussite – la question de la consommation et du rapport à la consommation est
aujourd’hui au centre de tout projet éducatif ; et implicitement tout projet éducatif
est marqué par cet enjeu ou cette imposition. Principe de réalité oblige ! Certes
consommer n’est pas en l’occurrence la finalité de l’éducation nouvelle, mais apprendre
à consommer et par conséquent éduquer à la consommation relèvent d’un choix
éducatif qui vise à ce que les personnes soient davantage maîtres de leurs comportements
et de leurs choix de consommateurs, voire à ce qu’elles changent
leurs comportements et leur rapport au monde. Être des consomm’acteurs dit-on
aujourd’hui. Consommer oui, mais pas à n’importe quelles conditions, pas sur le dos
des autres, pas contre les autres, pas sans tenir compte des autres, pas sans les autres,
pas au détriment des autres. Aller vers une société de consommation individualisée
mais pas individualiste qui serait aussi une société de consommation partagée,
plus solidaire voire plus collective, comme pour la réussite. On peut toujours rêver !
Mais telles sont pourtant des exigences éthiques à tenir face aux dérives actuelles
de la société de consommation et aux méfaits du néo-libéralisme triomphant.
Consommer est devenu synonyme de vivre, alors même que vivre des expériences
de consommation heureuses devient un véritable privilège. La crise économique et
l’accroissement des inégalités qui sévissent aujourd’hui en France et dans les pays
riches ne font qu’amplifier cette évidence, tant la pauvreté gagne du terrain, tant
la précarisation touche de plus en plus de populations, des jeunes en premier lieu,
et les privent par conséquent du droit de consommer. C’est-à-dire, du plaisir de pouvoir
consommer, de pouvoir satisfaire des besoins, de se découvrir de nouveaux désirs
et de vouloir les assouvir, de pouvoir dépenser, de manifester un pouvoir dans l’achat
de biens, et d’exister dans la satisfaction de biens matériels achetés.
Inventaires en cours
Eduquer à la consommation expose ainsi le parent, l’éducateur, le formateur à mettre
en perspective des modèles économiques de développement, des valeurs sociétales
avec ses actes éducatifs. Va-t-il éduquer à l’argent et à la valeur du travail, éduquer
à la dépense, éduquer au fonctionnement de la société de consommation, éduquer
au spectacle de la société marchande et à la domination de la marchandise en place
en particulier dans les pays riches, éduquer à la mondialisation ; va-t-il éduquer ses
enfants, ses élèves, ses stagiaires au marketing de leurs propres personnes, à d’autres
formes d’expression de leur singularité que celle de se marketer ; va-t-il éduquer
à la « consumation » et au fait de (se) consumer ? S’agit-il d’éduquer à vivre dans
une société consumériste ou d’éduquer à vivre dans une société non consumériste,
d’éduquer à la croissance ou à la décroissance, à l’abondance, à la pénurie, au
sexisme, au productivisme ? Les interrogations ne manquent pas et la première
question serait alors pourquoi est-il devenu indispensable d’éduquer à la consommation,
à la société du spectacle et à la domination ? En tant que mouvement
d’Education nouvelle et d’Education populaire porteur d’un projet éducatif d’émancipation
des personnes, il ne peut pas s’agir d’éduquer les personnes, les enfants et
les jeunes en particulier, à leur propre aliénation et soumission à un système ; ni d’avoir
une autre alternative, que celle de les préparer à connaître et comprendre le mieux
possible cette réalité ; de les préparer à la subir le moins possible, de les préparer à
être les acteurs de sa transformation, voire de sa subversion… et non les victimes,
fussent-elles fascinées et consentantes, « du confort moderne ».
S’engager dans une éducation à la consommation, passe par une éducation à la critique
des conditions de la vie quotidienne, et pour ce qui concerne directement les acteurs éducatifs, non seulement par une éducation aux notions qualitative et
quantitative de dépense, et à la gestion de budget, par l’acquisition et la maîtrise
de l’autonomie dans la vie quotidienne mais aussi par une critique vigilante de
la surconsommation en tant qu’autre paradigme de notre civilisation. C’est-à-dire
en ce qui concerne directement certains domaines d’action des Ceméa, que cela passe
certes d’abord par une éducation à l’alimentation, à la saveur, une éducation du goût,
du regard et de la fantaisie, par une éducation à la maîtrise des signifiants tels que
signes codes et langages, par une vigilance critique quant à l’usage et aux contenus
des temps de loisirs, des pratiques culturelles, artistiques, sportives, par une éducation
à l’environnement... Et que faire de la consommation de savoirs ? Cela signifie également
une prise de conscience des différentes formes de domination de la marchandise
sur les individus que sont les phénomènes de mode, les diverses normes y compris
d’esthétique, les critères dominants d’intégration, de réussite en vigueur dans
la société et leur communication permanente par la publicité, la télévision et internet.
Dans cette énumération incomplète, il convient de ne pas ignorer, l’importance
de l’espace temps, du temps « libéré », de l’ici et maintenant, de l’ici et ailleurs, pour
chacun et collectivement, du rapport au temps pour chacun, et de sa réappropriation.
Rappelons à ce propos que Joffre Dumazedier a naguère investi l’Education populaire
de la mission hautement symbolique d’émanciper l’espace temps1.
La question du voyage à l’étranger, du tourisme culturel et de la mobilité des jeunes,
aujourd’hui, constitue un enjeu éducatif et culturel caractéristique dont il faudrait
davantage politiser le sens, et ne pas seulement le réduire à une réalité vécue
d’expériences démocratisées en soi. Il doit être difficile en effet de faire entendre
aux consommateurs, en premier lieu à ceux qui consomment beaucoup de billets
de transports comme d’ailleurs à ceux qui consomment beaucoup de places de
spectacles, que la meilleure accessibilité, l’attractivité des tarifs ne doivent pas
les complaire dans une consommation bêtement hédoniste et béate (petit-bourgeois
pourrait-on dire aussi !), mais leur permettre d’avancer dans une construction
de soi, dans la prise de conscience « de là d’où on vient », dans une maturation intellectuelle
de résistance à la domination. Des préoccupations qui restent plus que jamais
à l’ordre du jour des séjours culturels et des vacances à l’étranger que les organisateurs
d’accueils collectifs de mineurs se doivent de traduire dans leurs projets éducatifs.
Il est certainement difficile, voire inenvisageable, pour un consommateur habitué
de tourisme culturel, comme pour un consommateur habitué de spectacles vivants ou d’art contemporain, fussent-ils avertis et exigeants dans leur choix, de décider
de moins partir ou de moins sortir pour « réfléchir plus » sur le sens qu’ils donnent
à leur consommation. Et il doit être tout aussi difficile de convaincre quelqu’un qui
n’a jamais voyagé ou qui n’est jamais allé voir un spectacle vivant, qu’il a droit autant
que les autres à cette offre, et de l’inviter à une possibilité de changement dans
ses habitudes de se cultiver. A quoi bon se priver, dit l’un, pas de quoi être privé pense
l’autre ? Questions d’ingérence dans la vie privée ou d’intervention sur le cadre
de vie et l’environnement des personnes que peuvent oser le parent, l’éducateur
ou le formateur, dans cette tension entre l’individuel et le social ! 2