Dès le jour de son investiture, devant la statue de Jules Ferry, au jardin des
Tuileries, François Hollande, nouveau président de la République, a confirmé son
engagement pour l’École. Le projet de Refondation de l’École de la République et de
celle-ci par une École publique et laïque qui a été annoncé comme une ambition
majeure du quinquennat. Elle voulait donner à chaque jeune l’espoir d’un avenir
possible et enviable en ce vingt et unième siècle, pas seulement pour les enfants nés
dans des milieux dits favorisés que je préfère nommer, « environnements familiaux et
sociaux culturellement émancipateurs ».
Début juillet 2012, une grande concertation a été initiée par le nouveau
gouvernement, son ministre de l’éducation nationale en particulier, pour créer un
processus collectif propice à assurer les assises de cette Refondation. De nombreuses
expressions et analyses ont circulé. Elles ont porté sur l’actualisation des missions, la
reconfiguration des métiers, les conditions institutionnelles de leur exercice, une
refonte des trajets et structures de formation initiale et continue, enfin sur l’articulation
des pratiques avec les avancées des savoirs par la recherche. Dans toutes ces
dimensions, les changements à promouvoir sont immenses.
Si la contribution de la recherche à la transformation de l’École a été affirmée, on a,
sur ce point, observé qu’un champ entier du patrimoine des connaissances a été assez
largement ignorés, celui des travaux psychosociologiques et psychanalytiques sur les
groupes, l’institution, les origines des difficultés d’apprendre, le travail en équipe et en
institution, etc. C’est pourquoi, j’appelle ici l’attention sur les apports de ces recherches
à la formation des professionnels de l’éducation, professeurs et cadres d’éducation et
de direction.
Les sciences humaines cliniques contemporaines
Elles diffèrent des sciences classiques en ce qu’elles renoncent à la rationalité
linéaire d’une pensée causaliste qui a dominé lors des siècles antérieurs, tout en ayant
toujours quelques rejetons au vingt et unième siècle, alors que cette pensée est
ascientifique.
Les sciences humaines cliniques contemporaines procèdent de démarches
nouvelles et collaboratives d’investigation par l‘analyse qui s’intéressent aux effets
émergents, qu’on les aient espérés ou non, qu’il faut apprendre à observer dans des
dispositifs de recherche-action et d’observation participatives. Elles supposent
l’acceptation de la confrontation à la complexité et à la multiplicité des facteurs de
divers ordres ; elles admettent qu’une part de l’objet étudié nous échappe toujours.
Elles poussent le chercheur vers une nouvelle ambition qui exige de lui qu’il apprenne
à être attentif aux effets d’après-coup, en vue d’élaborer par inférence les processus à
l’oeuvre, ce qui permet de dégager des intelligibilités successives sur ce qui advient.
Cette approche part de la reconnaissance de l’illusion scientifique qui fait croire que
l’on peut manipuler et contrôler expérimentalement des ensembles fort complexes de
facteurs et les interactions entre eux.
Reconnaissant la complexité de la "matière" sociale, psychosociale et psychique, les
sciences humaines cliniques acceptent que ses « objets » d’investigation ne peuvent
donner lieu à expérimentation, y compris et intrinsèquement, bien entendu, pour des
raisons morales, qu’on appelle parfois aussi raisons éthiques, pas toujours pour de
bonnes raisons. Aucun dispositif de recherche ne peut prétendre être le maître du
monde et des choses. On ne peut donc établir, en toute certitude, ce qui, dans les effets
produits, — qu’on les ait espérés ou non, — revient à un facteur plutôt qu’à un autre, à
supposer qu’on en ait fait l’inventaire.
Quand un fait psychosocial advient dans un environnement, quelque soient
l’environnement et le fait, celui-ci apparaît pour des raisons de coactions multiples qui
ont opéré ensemble par le fait de multiples interactions croisées, par le fait conjoint du
hasard et de la nécessité, et non parce que quelqu’un l’a voulu et aurait manipulé et
contrôlé avec maestria les jeux des facteurs. C’est pourquoi, les sciences humaines
cliniques sont des sciences des effets — et non une sciences des causes — dont les
processus ne peuvent être reconstitués puis construits qu’après-coup, et non
provoqués du fait d’une maîtrise expérimentale.
Pour ma part, je me réfère des sciences humaines cliniques contemporaines, qui
sont référées aux apports de la psychanalyse et à sa théorie de l’inconscient. Avec la
psychanalyse, on ne peut avancer que par conjectures successives par inférence des
inobservables à partir des observables que les capacités d’attention et d’observation
initiées par la psychanalyse et qu’on peut acquérir rendent repérables. Dans cette
démarche, on construit et déconstruit des modèles, on élabore des récits de nos
observations, on les soumet à discussion. S’ils sont validés par les groupes avec
lesquels on travaille, c’est donc toujours à l’aide des autres, que sont renouvelés et
élargis nos capacités d’attention à ce qui émerge.
Les recherches auxquelles je me réfère s’intéressent notamment aux processus
collectifs et sont attentives aux modes d’être en groupe et d’entrer ou pas en relation de
travail avec les autres, toujours en situation et pas hors sol. Elles montrent entre autres
choses l’apport de l’Expérience du groupe [1] à la formation des personnes. Cet apport est
aussi utile pour exercer des responsabilités professionnelles que pour la vie
personnelle.
Je vais exposer brièvement quelques uns des apports incontournables de ces
recherches. Pour commencer, soulignons l’importance et le sens de l’acte d’institution
par lequel la société se rend manifeste, "concrète" à l’individu en tant qu’entité morale
collective représentant la succession des générations. Par cet acte, et seulement par celui-ci, elle se fait et se montre incluante de chaque nouvel individu. Lorsque la
société fait son travail d’institution, par lequel elle se fait elle-même société, elle le fait
par la médiation de personnes physiques réelles chargées de la mission d’instituer ;
instituer veut dire faire exister socialement un être humain dans la cité, pour lui-même
en même temps que pour les autres. Ça se passe quelque part, dans des institutions :
des instances, des rituels et des personnes investis pour cette fonction sont
évidemment nécessaires.
Ce que les sciences humaines cliniques contemporaines nous ont appris à
propos de ce qui se met en jeu à l’École
L’École est structurée comme groupe de groupes emboîtés. Ils forment un creuset
social où l’acte d’institution des jeunes générations et de chaque individu peut être
accompli. C’est par cet acte que chacun peut être mis en position de transmettre ou
d’apprendre, de grandir et de participer au relais des générations.
L’École est le lieu privilégié pour apprendre à comprendre le monde et ce que
nous vivons dans les structures sociales où nous sommes, dont la structure familiale.
Pour aboutir aux transformations utiles de l’École et, par là, de la société et ses
individus, martyrisés par les crises enchevêtrées et sans fin de la globalisation, nous
avons à comprendre, dès l’École le malêtre que nous ressentons dans les structures où
nous vivons. D’où provient ce malêtre et qu’est-ce que l’individu et la société ont, en
commun, à résoudre à son sujet ? Le malaise général dans la culture dont parlait Freud
et le malêtre dans la psyché, là où nous vivons, provient des exigences plus ou moins
antagoniques entre celles de la pulsion, de la culture et du vivre ensemble, par ce que
nous ne pouvons tenir debout sans les autres, sans paroles échangées tous les jours.
Après les générations précédentes et leurs contextes, nous avons à faire, à chaque
génération, la part entre les sources internes de ce malêtre, qui sont inhérentes au
fonctionnement de la psyché humaine, et les sources externes qui perturbent notre vie
psychique tout en résultant spécifiquement des transformations brutales et accélérées
du monde actuel (Kaës, 2012) [2]. Nous avons à apprendre à observer et à penser ces
transformations et leurs effets en nous, propres à notre époque, si nous voulons aller
chercher et mobiliser au fond de nous de nouvelles ressources internes et les
développer grâce à la part de culture que nous avons à construire en parlant avec les
autres sur les changements et les crises. Chacun est sollicité d’y prendre part. Pour cela
des lieux spécifiques doivent être créés pour parler avec d’autres des choses de la vie
en transformant leurs charges intoxicantes en pensées élaborées.
La Refondation pour tous
La Refondation se propose de conduire tous les enfants à l’intégration d’un socle
commun pendant la période requise de la vie lors du cycle de l’École élémentaire et du
Collège au moins et de ne plus aboutir à des sorties prématurées de l’École d’un aussi
grand nombre de jeunes, sans qu’ils aient acquis une formation minimale ouvrant une
voie vers une poursuite de leur formation initiale ou leur insertion sociale et professionnelle. C’est pourquoi la priorité à l’école primaire a été dite. La refondation
ne saurait se borner toutefois à la seule École élémentaire.
Chacun le sait, les "années collège" sont décisives parce qu’elles se déroulent
pendant le passage de l’être humain par une période de vulnérabilité accrue, celle de la
transformation de l’adolescence et de la suspension psychique et sociale inhérente au
travail de grandir qui peut donner accès à l’âge adulte, si la société se fait accueillante
et prépare une place à chaque nouvel être humain. On sait que ce n’est nullement le
cas. Que rien n’est assuré à personne, pas même aux diplômés après de longues études.
Et pourtant, nous les adultes avons à entretenir ce leurre, ce n’est pas très confortable.
C’est toutefois une illusion nécessaire à manier avec précaution et distance critique.
La Refondation ne saurait non plus se borner aux enfants ayant le plus de mal avec
les tâches scolaires ou qui se montrent réfractaires à une insertion dans une collectivité
et les contraintes structurantes du vivre ensemble. Elle vaut pour tous. Tous les enfants
sortiraient mieux dotés s’ils passaient par une École différente, c’est-à-dire transformée
dans ses fonctionnements, ses rythmes, ses modes de transmission, par la pluralité de
ses groupements, et par un changement dans la configuration des places respectives
assignées à chacun. La possibilité et la qualité de la mobilisation sur sa tâche de base
(Falla et Sirota, 2012) [3], c’est-à-dire le travail que l’on a à faire ici et maintenant là où on
est, dépendent en effet du système social des places respectives de ses participants, de
l’éprouvé de reconnaissance que chacun peut ressentir et de l’adéquation entre ce
système et les tâches de ses membres. Cette adéquation n’est pas fréquente. L’idée
même de cette adéquation et de sa nécessité n’est pas pensée.
Veut-on vraiment être et faire avec les autres ?
Les travaux cliniques et d’anthropologie psychanalytique voués à l’étude des
groupes et des processus collectifs sur le terrain nous renseignent sur ce qui est
mobilisé en chacun en situation de groupe et en institution. Les affects mobilisés en
groupe peuvent tout aussi bien favoriser la focalisation sur la tâche qu’en détourner.
Ces travaux nous apprennent qu’une organisation conçue seulement pour faire ou faire
faire un travail, — fabriquer un objet ou transmettre des connaissances, — n’a pas pour
visée, par choix délibéré ou non, de faire en même temps société entre ses membres.
Conséquemment, ce type d’organisation, par sa structure même, défait le socius au lieu
de contribuer à son édification ou à sa consolidation. Que ses ingénieurs le veuillent ou
non, le modèle implicite qui sous-tend ce type d’organisation du travail se fait
destructeur de ce qui fait société comme de ce qui fait l’individu, comme l’ont montré
en particulier, les travaux de Christophe Dejours (2012) [4]. En conséquence, si l’on tient
compte de cette vérité établie, on comprend que l’on ne peut enseigner sans éduquer,
que l’on ne peut enseigner et éduquer sans faire société à l’École. Ce savoir est ignoré.
L’engagement
Les travaux d’anthropologie clinique et psychanalytique des groupes et des
institutions amènent à la conclusion que l’efficacité d’une organisation dépend pour
une part de l’engagement personnel et subjectif des personnes, de leurs compétences
en tant qu’être humain et de la qualité de leur travail en équipe, donc des conditions
institutionnelles qui rendent l’engagement individuel et le travail d’équipe possibles.
Ce savoir sur les conditions de la transmission, qui repose sur bien des
coopérations, souligne combien des dispositions règlementaires ou administratives
pour régler le problème de l’éducation et des apprentissages, même suivies de mesures
techniques procédurales, si elles sont indispensables, ne peuvent que conduire à l’échec
et à la répétition de situations d’échec, si l’on s’en contente. C’est ce que Donald Woods
Winnicott, grand pédopsychiatre et psychanalyste anglais, concluait de son expérience
dans une conférence organisée par l’Association des écoles maternelles anglaises. En
janvier 1950, s’adressant à un public de professionnels voués à la petite enfance, il
s’interrogeait, non sans un humour grinçant, sur la manière d’être quand on veut aider
les enfants, qu’il nomme déprivés, il pense ici aux enfants qui ont été privés des
étayages narcissiques vitaux, indispensables pour pouvoir soutenir son propre désir
d’être, désirer vivre et grandir.
« Il est évident – Winnicott, 1950 - qu’on doit s’occuper d’eux. Contrairement à ce
qui se passait autrefois, la communauté accepte aujourd’hui d’assumer la
responsabilité des enfants déprivés. L’opinion publique abonde même dans ce sens et
exige qu’on fasse le maximum pour les enfants dont l’environnement familial est
défaillant. D’ailleurs, beaucoup de nos difficultés actuelles résultent de la mise en
application des principes découlant de cette nouvelle attitude.
« Ce n’est pas en légiférant ou en mettant en place un appareil administratif qu’on
aidera les enfants déprivés. Ces mesures, partant indispensables, ne constituent qu’une
toute première étape. Seuls des êtres humains, des êtres humains compétents, sont
capables de s’occuper correctement d’enfants mais, hélas, ils sont peu nombreux à
l’heure actuelle. Ils seraient plus nombreux si l’administration prévoyait des
intermédiaires, destinés à servir de trait d’union entre les autorités et les personnes
travaillant sur le terrain. Ils auraient pour fonction d’apprécier les qualités de chacun,
de reconnaître les réussites, de développer le processus éducatif afin de rendre le
travail plus intéressant, d’analyser les échecs et leurs causes (…). S’occuper d’enfants
est un travail à plein-temps (…). » [5] Le lecteur aura remarquer que Winnicott utilise le terme « analyser » et non le terme « évaluer ».
Le clivage défensif entre instruction et éducation.
La solidarité intrinsèque et constitutive des deux missions de base de l’École est
ignorée, y compris de personnalités actuelles s’autorisant des sciences de l’éducation :
la mission d’instruction ou de transmission des connaissances par des apprentissages
et la mission de socialisation ou d’éducation. Elle est même déniée par bon nombre,
contre toute raison puisque l’apprentissage du vivre en société est intrinsèquement
imbriqué au patrimoine culturel d’une époque dont les savoirs de divers ordres. La société en est dépositaire ; elle a à les faire fructifier et à les transmettre. La
transmission est affaire de société et donc de l’École qui la représente et doit prendre sa
part dans le travail de transmission dont l’éducation fait partie. La part de l’École
n’invalide pas celle de la famille, nous y reviendrons plus loin. Toutefois, pour faire
vivre cette liaison constitutive au quotidien, le système scolaire de l’éducation
nationale a besoin d’être équipé d’une configuration très élaborée des rapports de place
entre ses participants organisant et exprimant à la fois consubstantialité des missions et
des conditions de leur mise en oeuvre en intégrant le contexte socio-historique.
La création de ces formes sociales ne saurait être fondée sur l’ignorance, en
particulier sur l’ignorance du fait que l’École n’a ni à accueillir des grandes catégories
d’individus-massifiés et désubjectivés, ce que s’efforcent de fabriquer les systèmes
totalitaires [6], ni à en encourager les représentations sociales associées, ce que produisent
certains discours se référant de la sociologie que les médias affectionnent. Cette
création peut toutefois réussir si est reconnue et prise en compte la réalité de la
diversité des élèves qui constituent les populations scolaires : l’école accueille des êtres
humains, tous différents, ayant chacun leur subjectivité propre et leur histoire, quelles
que soient les apparences qu’ils se donnent, par exemple, les normes de groupe
auxquelles ils se conforment ou se soumettent ou les représentations sociales qu’ils
convoquent chez l’autre par les comportements provoquants qu’on sait bien typiques
de l’adolescence. Il faut apprendre à accueillir ces apparences et à les déjouer sans se
laisser prendre par le scénario ou le terrain de la rivalité fraternelle ou du fratricide et
du sororicide et de l’omnipotence infantile que l’adolescent ou le pré-adolescent
convoque aisément dans l’adulte qui lui-même n’a pas encore assez grandi. Ça n’arrive
pas qu’aux autres. C’est pourquoi, par exemple, une sensibilisation à l’expérience du
groupe est incontournable, si l’on veut comprendre, en les vivant et les analysant,
comment on participe, à son insu, à des phénomènes et des processus de groupe dans
les différents lieux dont on participe, dans les rencontre intersubjectives et
intergénérationnelles.
L’École du point de vue anthropologique ; l’accès à la parole ; un lieu pour apprendre à parler avec les autres
Ce que nous sommes aujourd’hui, nous le devons aux développements des
sciences modernes et de l’esprit scientifique révélateur de l’évolution qui a arraché
l’Homme au règne animal, par le développement du langage, de la pensée et des
capacités d’abstraction et par la possibilité d’échanger avec d’autres par la parole et la
médiation de l’écrit.
Ainsi par exemple, assigner à l’École maternelle, outre la mission d’éveil et le
développement de la curiosité, celle du développement de l’expression orale traduit-elle
bien la haute conscience de l’importance du langage. Toutefois, promouvoir
seulement l’idée d’expression orale est radicalement insuffisant et nocif. Il serait bien
plus pertinent d’annoncer que les apprentissages à l’École maternelle doivent se consacrer à favoriser l’accès à la parole adressée à un autre ou, selon les cas, à plus
d’un autre en même temps. Il aurait mieux valu annoncer également que l’École se
propose d’initier à l’écoute des autres et à la conversation avec les autres et à la
délibération. Une parole ne serait-elle prise que pour sa seule fonction expressive et de
développement personnel, comme si on pouvait grandir sans les autres ? Une parole
ne serait-elle dite sans jamais être adressée à quelqu’un, sans jamais qu’on attende, de
celui à qui on s’adresse, du répondant ? Curieux projet d’apprentissage et éducation du
citoyen que de passer sous silence l’initiation à la conversation et la délibération avec
les autres. Quelle est cette figure de Narcisse ne parlant que pour le plaisir esthésique
et auto-érogène éprouvé quand les mots sortent de sa bouche en se regardant dans le
miroir, dont l’École voudrait assurer la multiplication comme des « petits pains » ?
L’accès à la parole et aux échanges de paroles avec les autres demande des lieux
spécifiquement conçus pour cela, c’est-à-dire des dispositions pédagogiques et
institutionnelles et une formation des professeurs et éducateurs, afin qu’eux aussi aient
une expérience préalable des lieux ou groupes pour parler avec d’autres. L’expérience
du groupe, par exemple, par la formation à participation aux réunions-discussions et à
leur conduite peut y pourvoir.
En outre, et eu égard aux expressions polymorphes des violences à l’École, il y a
lieu de mettre aussi l’accent sur la fonction de la parole comme voie d’accès à la
nomination des choses et à la distinction entre les mots des choses, entre l’objet et sa
représentation, ce qui introduit aussi du jeu, une distanciation, entre soi et le non-soi,
apprend à faire la part des choses. On sait que ce que l’on ne parvient pas à se dire à
soi-même et à un autre en même temps, et à plus d’un autre, passe par le corps, c’est-àdire
par des coups divers portés contre soi, l’autre ou l’objet. La responsabilité de
l’École est bien de développer l’usage de la parole et la capacité de participer à la
délibération collective, c’est-à-dire l’accès à des échanges de mots et non de coups.
Chaque être humain est unique
On sait que chaque être humain est unique et inachevé à la naissance. La « matière
psychique » en lui est douée d’une certaine plasticité, il est donc en devenir, en tant
qu’il est porteur d’un projet intime propre, original et potentiellement constructif. Le
développement de tout nouvel être humain dépend entièrement de la capacité de
sollicitude, — de bienveillance a-t-il été dit au cours de la Concertation, — des
personnes et des structures sociales qui constituent ses premiers environnements. Dans
un environnement commun, l’enfant se cherche d’emblée une place singulière. Avec ce
qu’il capte et interprète subjectivement du monde extérieur, tout en prenant appui sur
ses ressources internes qu’il découvre au fur et à mesure de ses avancées en âge et des
circonstances qui le stimulent, un enfant se construit sa position subjective intime,
c’est-à-dire singulière, une sensibilité propre à ce qui advient, source de différentes
potentialités créatrices, autant que de possibilités de retranchement du monde, de folie,
de destructivité interne, parfois exportée hors de soi. Selon que les conditions sont
propices, ou non, au déploiement des relis de la psyché et la vie psychique, s’il vit dans
un environnement renfermé ou chaotique, l’être humain pourra se trouver
« conditionné » et produire des comportements sociaux normés ou erratiques.
Toutefois, et c’est une hypothèse, il conserve toujours au fond de lui une partie vivante
qui échappe à toute emprise. Cette partie peut être si enfouie, qu’il peut être
extrêmement difficile d’aller la réveiller. C’est pourquoi, malgré l’incertitude d’aboutir,
le pari optimiste de l’éducation doit être entretenu ou restauré périodiquement en
chacun. Mais, ce pari optimiste ne doit pas rendre aveugle. La folie et la barrière
d’inconnu qu’elle impose, ça existe aussi, même si cela ne fait pas plaisir.
Appréhender sa quête de place dans un groupe
La dynamique d’un groupe peut pour partie être comprise comme la résultante
complexe et en perpétuel mouvement, des heurts plus ou moins vifs, directs ou
discrets, entre les scénarios individuels singuliers d’entrée en groupe et en relation des
individus qui le composent ; chacun cherche sa place dans un groupe, sans la trouver,
car ne sachant pas exactement ce qu’il cherche ou ne voulant peut-être pas le savoir, ou
ne parvenant pas aisément aux négociations implicites et explicites qui lui
permettraient de se conquérir une place convenable parmi les autres, avec les autres.
L’expérience du groupe est nécessaire pour accéder à des éprouvés suffisants de ce
type de processus fort complexe et pour les élaborer, dans ce travail psychique et
d’analyse en groupe on peut découvrir comment on fonctionne avec les autres ou ce
qu’on donne à voir aux autres à son insu. Ce qui entraîne des prises de conscience
salutaires.
Renoncer au leurre de la généralisation et de la forme unique
Chaque être humain est unique et chaque groupement d’individus est unique.
Chaque groupement a son histoire, liée à sa composition et la voie suivie par chacun
pour y arriver, y être admis. Chaque groupe a sa dynamique propre. Chaque
environnement est vécu subjectivement par chacun. Il s’ensuit qu’un dispositif
d’apprentissage qui a fait ses preuves ici ou là, pour avoir mobilisé avec succès des
individus ou un groupe entier, ne peut être dupliqué mécaniquement dans d’autres
situations, avec d’autres individus singuliers, pris dans une autre histoire. Du fait de la
multiplicité des subjectivités et des effets de celles-ci dans les rencontres
intersubjectives et en groupe, du fait des dynamiques collectives singulières, pour
chacune de ses mises en oeuvre, toute disposition pédagogique ou éducative déjà
expérimentée avec succès et estimée bonne, doit faire l’objet d’un nouveau travail de
penser, d’appropriation et d’adaptation à la singularité ; elle doit être mise en oeuvre,
comme si c’était la première fois, sans supposer qu’elle pourra produire exactement ce
qu’on en attend, ce qu’elle a déjà produit antérieurement. En ce sens, nous y
reviendrons brièvement, chaque séquence pédagogique est nouvelle et mobilise des
capacités d’improvisation, de création ou, pour user du terme à la mode, d’innovation.
Rien n’est certain toutefois, car on ne sait jamais exactement où en est l’autre, où en
sont les autres dans leurs cheminements propres et nous ignorons ce qui pourrait
provoquer en eux des résonances stimulantes ou annihilantes. En outre, tous les
individus ne retirent pas les mêmes choses d’une même situation sociale
d’apprentissage.
La multiplicité des modes d’être au monde et en relation, des façons de ressentir
subjectivement les données en provenance du monde extérieur, doit nous sensibiliser à
la nécessité de produire des Écoles aux formes sociales différentes qui, tout en ayant la
même visée pour tous, pourront aménager un accompagnement de chacun au plus loin
dans sa conquête des apprentissages et de la culture et dans le développement de ses
capacités de vivre avec les autres et avec soi-même non contre les autres ou à leurs
dépens.
D’où l’importance de structures à statut dérogatoire ou à statut d’établissement
public alternatif, à côté des autres, d’où l’importance, au sein d’un même
établissement, de formes sociales différentes afin que, dans la mesure du possible,
chaque être humain puisse investir un cadre social et scolaire dont il pourra profiter.
D’où l’importance pour un futur professeur ou éducateur de participer à des stages
d’une durée suffisante dans différents milieux pour se dégager de la représentation
non seulement simpliste mais erronée selon laquelle aujourd’hui il y aurait de "bonnes
pratiques", uniques, duplicables, indépendantes des individus et des histoires, et que
tous devraient suivre le même chemin, au même rythme, pour grandir, trouver leur
voie.
Le désir de grandir
À la naissance, le petit être humain a un irrépressible désir de grandir, de
découvrir et de comprendre le monde, sauf s’il est privé du désir de ses parents à son
endroit, ou sauf si, par exemple, il est mis à la place d’un autre disparu et se retrouve
non aimé pour ce qu’il est lui-même. Du fait des parts d’ombre chez les parents dans
leur désir d’avoir un enfant, celui-ci peut se sentir non attendu, non investi pour ce
qu’il est lui-même en devenir. Un enfant qui ne se sent pas soutenu, qui n’a pas de
place pour lui dans le désir de ses parents, qui n’est pas autorisé à être dans sa
singularité, ne peut pas soutenir son propre désir d’être et de grandir. Il ne peut se
concevoir avec un avenir propre. Il prendra de l’âge, certes, mais, n’ayant pas de passé
sur lequel s’appuyer dans le présent, il ne pourra pas tenir debout et se penser avec un
avenir. S’il ne tombe pas dans quelque folie, il s’agitera pour ne pas s’effondrer
psychiquement, pour rester vivant, se contentant d’un ersatz de vie, malgré tout, ou
bien, il peut la risquer à chaque instant.
La procréation sociale et psychique d’un enfant. Qu’est-ce qui procure le
sentiment de l’existence ?
Pour se tenir à la verticale, un enfant a besoin d’éprouver la réalité de son
existence tant sur le plan psychique que sur le plan social ou politique, qui sont
indissociables. D’une part, il a besoin de se sentir inscrit dans la succession et le relais
des générations et en continuité avec elles, d’autre part, il a besoin de ressentir qu’il
compte dans le groupe où il vit, ici et maintenant, et d’être institué socialement, comme
membre du groupe. Il a besoin de se sentir maillon d’une chaîne généalogique inscrit
dans l’histoire et maillon d’une chaîne de contemporains inscrit dans son époque et
dans des institutions concrètes et palpables par lui, tout en étant un sujet individuel
porteur de son projet propre et original.
Pour être institué et se sentir institué, un père et une mère ne suffisent pas,
souligne Maurice Godelier (2007) [7], il faut aussi une société, c’est-à-dire des institutions
intermédiaires et des personnes humaines vivantes, chargées d’instituer les enfants, en
position de faire exister socialement et politiquement chaque être humain pour les
autres, d’inscrire l’individu dans l’ordre symbolique et des générations. Cette
inscription permet à un enfant de donner-trouver du sens au patrimoine légué par les
générations précédentes, qu’on cherche à lui transmettre, à lui faire apprendre.
Le statut anthropologique des connaissances ici évoquées impose de concevoir les
structures sociales et éducatives adéquates pour inventer autour de l’enfant les
conditions actuelles de possibilité de ce que, après Donald Woods Winnicott et avec
René Kaës, nous appelons l’expérience culturelle transitionnelle de groupe (Sirota,
1998) [8]. Elle favorise le travail de grandir, le travail de culture pour tous ceux qui s’y
engagent. C’est l’École qui, auprès de chacun, introduit de « l’autre », fait sortir de
l’entre soi, invite à des coopérations avec plus d’un autre, c’est à l’École que revient
cette fonction de formation sociale et culturelle intermédiaire. Encore faut-il que l’École
cesse de fabriquer tous les jours un univers clos sur lui-même ce qui fait qu’il y a un
décalage terrible entre l’univers du dedans de l’École et l’univers de la vie quotidienne
hors de l’École. Certains collégiens l’expriment très bien quand on parle avec eux de
ces questions : beaucoup disent d’une manière une d’une autre de ce décalage : « C’est
fou ça. » Ce qu’il faut entendre comme l’expression d’un doute sur les réalités. Ce qui
advient dans l’École n’apparaît pas réel. Il y a là une piste à approfondir.
Sans cette richesse et des conditions institutionnelles de possibilité d’instituer tant
les adultes que les enfants, c’est l’angoisse existentielle d’insignifiance sociale ou de non
reconnaissance qui prévaut avec son lot de défenses destructrices multiformes, si
l’École ne peut instituer et ainsi contenir ses membres et tenir en même temps par eux,
les individus ne peuvent se sentir membres solidaires de liens d’appartenance,
intérioriser, contenir et transformer « l’objet » pour s’en constituer.
Être dans La succession des générations
Pour que le travail de grandir opère, l’École doit être lieu de rencontre entre toutes
les générations, de mise en scène symbolique et en acte pratique du processus de
filiation et d’affiliation. Trois générations suffisent pour les représenter toutes. C’est
pourquoi, la relation doit être suffisamment bonne entre ceux qui assurent des
fonctions centrales de coordination, de direction, d’encadrement des groupes et des
instances, qui représentent l’ensemble des générations antérieures, et les cadres
intermédiaires que sont les professeurs ou d’autres acteurs adultes. Si cette relation est
mauvaise, l’École est réduite à différentes « classes » d’âges fusionnées en une seule :
une masse d’enfants abandonnés à la pulsion et aux processus archaïques, sans
instance tierce. Les dispositifs d’accompagnement d’équipes, peuvent, à certaines conditions assurer une part de cette fonction tierce, parce qu’ils introduisent, lorsqu’ils
sont conduits par des professionnels compétents de la différenciation. Ce savoir, ici
condensé dans cette idée des trois générations, a de nombreuses implications et
interroge en particulier les questions relatives à la mis en scène des fonctions d’autorité
et de sécurité socio-affective utiles à l’École, que je ne peux développer ici. C’est aussi
pourquoi, il faut transformer les structures de l’École afin que les trois générations
soient bien représentées et vivantes, ce qui suppose différents paliers dans la
répartitions des responsabilités et des pouvoirs et donc déconcentrer les responsabilités
et les pouvoirs.
La Famille et l’École : deux institutions de base de toute société
Ensemble et distinctement, chacune devant faire tiers pour l’autre, La Famille et
l’École constituent les deux groupes anthropologiques de socialisation de base, c’est-àdire
d’étayage nécessaire pour les enfants. Cette distinction et cette complémentarité
par une alliance éducative sont nécessaires et utiles pour soutenir la curiosité initiale
ou le désir de grandir d’un enfant jusqu’à ce qu’il puisse désirer par lui-même
suffisamment et cesse de se penser exister seulement par le désir de l’autre ou cesse de
ne pouvoir survivre que par un attachement purement négatif à des parents
défaillants, sinon inconnus.
Quand les inévitables défaillances de ces deux structures ne sont pas immodérées,
l’enfant éprouve la continuité suffisante entre les générations et peut se saisir des
dispositifs techniques d’apprentissage et de socialisation, à condition qu’instruction
(au sens d’apprentissages scolaires) et éducation-socialisation ne soient pas dissociés
artificiellement ce qui génère un vécu de déréalisation chez les enfants. S’il faut
éduquer et instruire pour faire société, il est essentiel de faire société pour instruire et
éduquer.
Ne nous leurrons pas, du fait des chaos politiques, économiques et sociaux, ou
d’histoires traumatiques individuelles et de trous béants dans les structures sociales et
familiales et dans les récits que l’on peut leur en donner, un certain nombre d’enfants,
privés de l’environnement familial suffisant, auront toujours besoin de bénéficier d’une
attention plus soutenue de leur famille et/ou de l’École comme d’un accueil dans des
structures spécialisées ou de dispositifs de suppléance familiale. L’École ordinaire ne
peut pas tout. Si on lui reproche tant, c’est qu’on lui demande de réparer ce que les
mutations sociales détruisent sans pour autant lui donner les moyens, non de palier à
toutes les défaillances familiales et sociétales, mais de faire au moins ce qui lui revient
et qu’elle peut faire si on le veut.
L’interdit d’apprendre et de savoir ; la coupure d’avec ses ascendants.
Dans les centres de soin psychique ou les familles viennent consulter, l’une des
sources majeures des difficultés d’apprendre à l’École se trouve dans des interdits
inconscients d’apprendre et de savoir qui proviennent des scénarios ou systèmes
familiaux qui ont une fonction de défense contre la crainte de resurgissements de
situations plus ou moins catastrophiques pourtant déjà advenues. Ces interdits
proviennent évidemment toujours des prédécesseurs, des parents, à leur insu ou non.
Même s’ils en sont conscients, les parents n’en comprennent pas toujours, ni la
généalogie, ni les effets toxiques. Ils croient parfois faire le bien et épargner leur enfant en se taisant et en souffrant eux-mêmes en silence. Quand ils comprennent la toxicité
de leur silence sur une histoire familiale qui les a fort affectés, les parents ne trouvent
pas toujours en eux les ressources pour se modifier et libérer leurs enfants des
interdits, qu’ils ont transmis, d’apprendre, de savoir, de réussir à l’École et dans la vie
qui se lovent, par exemple, dans des interdits de poser des questions sur l’histoire de
famille. Ces interdits, une fois encryptés dans la psyché, viennent généralement se
greffer sur les entraves aux apprentissages involontairement induites par le système
scolaire lui-même du fait de l’impensé des effets des institutions insuffisantes qui
caractérisent l’École ordinaire. Si tout être humain, dès le plus jeune âge, est
initialement poussé par le désir de grandir et par la curiosité d’explorer le monde, de le
comprendre en vue d’y agir, qu’est-ce qui explique que, chez certains enfants, cette
curiosité originaire se soit perdue ? Ce sont les interdits de savoir, d’apprendre ou de
s’engager dans le travail de grandir qui plombent l’espace psychique, du fait des
expériences antérieures de la vie. Ils provoquent bien des « mal-êtres » qui sont
réactualisés à l’École. Les identifier et les dépasser n’est pas simple, cela relève d’une
attention à chacun et de temps d’élaborations collectives et non de procédures
techniques duplicables pour tous les individus où qu’ils soient.
L’importance du passé dans le présent et pour l’avenir est occultée. L’enfant n’est
pas seulement celui de son groupe familial. Il est aussi sujet historique puisqu’il est
sujet d’un groupe et de son histoire. Du fait de chaos collectifs ou faute de paroles
échangées en famille, celui qui est coupé des récits sur ses ancêtres et ses filiations ne
peut pas se situer dans le relais des générations ; dans son expérience intime, il ne peut
ni éprouver l’indispensable continuité entre les générations ni prendre place parmi
elles. Au contraire, un récit familial non chimérique étaye la construction du sentiment
de l’existence, aide à faire face aux angoisses existentielles d’insignifiance sociale et
politique. C’est pourquoi, les meilleures ruses pédagogiques ne suffisent pas à ellesseules.
Il est toutefois possible que des mises en mouvement psychique heureuses
soient provoquées, en consacrant périodiquement du temps à parler en équipe de
chaque enfant concerné, avec l’aide d’un tiers externe, psychanalyste groupal et
institutionnel. Ce travail de parole en équipe modifie l’environnement constitué des
représentations de ces enfants dans la psyché des adultes en restaurant leurs capacités
de rêverie pour eux. Là aussi, l’expérience du groupe est convoquée.
Vivre des situations d’exercice de la citoyenneté à l’École pour l’acquérir
Les formes d’organisation nécessaires à la formation du citoyen, c’est-à-dire à la
socialisation ne sont pas instaurées à l’École, alors que cette mission est prescrite et son
importance chaque jour répétée. La citoyenneté ne se forge pas dans l’écoute des
discours sur elle. L’individu ne peut s’y initier que si, dès l’École, il participe à des
instances de pratiques de la citoyenneté inscrites dans le fonctionnement scolaire banal.
La répétition, telle une incantation, du signifiant « éducation à la citoyenneté » pose
question car elle apparaît comme un refus, conscient ou non, de former des citoyens et
comme une manifestation d’incohérence, sinon de folie, ce à quoi sont particulièrement
sensibles les enfants.
Y aurait-il un accord tacite quasi général pour ne pas initier à la citoyenneté, tant
les élèves que les professeurs ? On est fondé de le penser. Cet accord résulte d’une sorte de tabou. Ce tabou recèle l’idée que l’éducation ne relèverait que des prérogatives
sacrées de la sphère familiale et privée. Beaucoup de monde participe de ce tabou. Tant
que ce tabou ne sera pas éclairé, dénoncé et levé, il sera difficile de créer
règlementairement dans l’École, les instances de participation utiles à l’apprentissage
du vivre ensemble avec les autres là où on est, c’est-à-dire à la formation des citoyens,
il sera difficile d’introduire des temps de réflexion par la discussion qui permettent de
s’interroger sur les origines de l’émergence de la conscience morale et du sentiment
social (Sirota, 2013) [9]. Dans l’éducation au vivre ensemble et en société, la famille et
l’école, toutes deux ont chacune leur part, toute leur part à prendre.
Pour former le citoyen, il suffit de permettre aux individus — enfants et adultes —
d’exercer leurs responsabilités de vie sociale propres à l’École. Dans toute structure
scolaire, des lieux pour parler des choses de la vie quotidienne, des phénomènes et des
conflits de groupe et du travail scolaire, comme des activités heureuses, doivent être
créés, afin que les membres d’une communauté scolaire puissent prendre en charge, —
et apprendre à prendre en charge, — le traitement des problèmes qui adviennent là où
ils surgissent. Des instances spécifiques doivent être intégrées à la vie quotidienne de
l’organisation scolaire, inscrites dans l’emploi du temps normal. Elles doivent restituer
aux acteurs d’un groupe, aux partenaires d’une communauté, la responsabilité de
traiter entre eux les problèmes inévitables de leur vie et de leur action en collectivité.
Les individus, groupes et organisations ont tendance à exporter ailleurs les problèmes
qui sont les leurs. Ils fabriquent à cette fin des structures spécialisées, des spécialistes
et, en définitive, de l’exclusion et du désengagement. La société fabrique ainsi des
experts qui privent les individus des responsabilités d’analyser, de penser et de
résoudre individuellement et collectivement les problèmes qui sont les leurs. Les
spécialistes, bien entendu, peuvent être tout à fait utiles, s’ils apprennent eux-mêmes à
travailler en équipe coopérative et en co-intervention et ne méprisent pas l’expertise
des autres. L’exercice de la citoyenneté à l’école peut être éducative pour tous. Ceux
qui acceptent de rester spoliés de leurs responsabilités avec leur consentement tacite ou
conscient participent de la servitude volontaire. Une formation par l’expérience du
groupe pour comprendre ces processus collectifs peut être utile, comme pour
apprendre à animer et conduire ces temps. Cette conduite peut être assurée avec l’aide
d’un tiers externe à l’établissement, formé à l’analyse co-élaborative en groupe des
processus collectifs.
Le système des places respectives.
Dans une organisation, nous sommes assignés à une place insérée dans un système de
rapports de places, avec une tâche à accomplir. Cette tâche est notre tâche primaire ou
de base. Si cette place n’est pas trop enserrée, si ses frontières sont un peu souples,
cette place permet de se développer, de se former, de se sentir autorisé d’étendre son
territoire psychique et culturel personnel, c’est-à-dire sa capacité à comprendre, à
apprendre, à agir, à surmonter les épreuves de l’existence.
À l’École comme ailleurs, la qualité de la mobilisation d’un individu sur sa tâche
dépend de la place qu’il occupe dans une configuration sociale d’ensemble. Elle dépend aussi des résonances provoquées en lui par la présence des autres et d’un
groupe. Cette place ainsi que le système de relations ont des effets plus ou moins
stimulants de la curiosité d’un enfant ou d’un adulte, de leurs compétences, de leurs
connaissances. Les exprimer en relation avec d’autres les développe. Or, les modèles
d’organisation les plus fréquents ne sont pas guidés par ce souci des rapports de place,
qui exige de réfléchir tant à l’aménagement du milieu, de l’espace matériel et de
l’espace social, qu’à la place de chacun dedans et aux rapports de place, ainsi qu’à la
place du savoir dans l’imaginaire des uns et des autres et de l’institution. Ce souci
suppose la prise en compte des effets de présence et de co-excitation en groupe et un
travail d’élaboration pour comprendre quelque chose des processus de groupe. Ce
travail donne la possibilité à chacun de créer-trouver sa place.
En condensé : la possibilité d’exprimer une compétence individuelle dépend du génie
collectif qui s’exprime parfois dans une configuration de places respectives qui permet
à ses membres d’être et de faire ensemble.
Ces problématiques ne sont tout simplement pas pensées ; elles n’ont, jusqu’ici, ni fait
l’objet d’une sensibilisation suffisante des futurs professeurs et cadres d’éducation et
de direction et d‘inspection, ni d’une formation approfondie en formation continue.
Prendre conscience et connaissance de ces dimensions suppose une expérience
personnelle impliquée de « travail sur soi » en groupe.
Les professeurs ont une position « cadre » dans le système éducatif
Les professeurs ont à faire tenir ensemble une multiplicité de personnes afin que
chacune puisse faire ce qu’elle a à faire, à l’intérieur d’une structure institutionnelle
plus vaste ; ils incarnent le patrimoine des connaissances, son histoire, son
développement, ainsi que les institutions publiques qui en sont dépositaires. À ce titre,
ils occupent une position et exercent une fonction de cadre de médiation et d’autorité,
il s’agit ici notamment de l’autorité de ce qui a été accompli avant soi selon Max
Weber. Toutefois, ils ne peuvent l’assurer que s’ils sont eux-mêmes inscrits dans une
structure et des instances qui les ont institués comme cadres et s’il existe des lieux de
parole et d’échanges sur ces questions afin que leur dimension vivante soit saisie,
intériorisée, investie et périodiquement renouvelée. En effet, ce qui fait tenir
l’institution, dans la vie de tous les jours, qui fait cadre contenant et régulateur pour
tous c’est l‘ensemble des paroles échangées entre les membres d’une même
organisation, en tant qu’êtres humains vivants et pensant. Encore une fois, des lieux
spécifiques sont à créer pour parler de la chose institutionnelle et éclairer les problèmes
qui y surgissent.
Sans ces instances et ordinairement, l’individu a tendance à ne saisir de
l’institution que sa dimension administrative réduite à une bureaucratie désincarnée. Il
ne se représente pas sa fonction anthropologique structurante nécessaire. Or, le
professeur ou l’éducateur autant que le cadre de direction doivent solidairement
assurer ce type de fonction. Se sentir sujet institutionnel, instituant ou institué, selon les
moments ou les lieux, permet de rendre une organisation vivante, de situer sa place et
celle des autres et de faire son travail.
Les différentes connaissances ou compétences nécessaires pour assurer les
fonctions et tâches de base d’un adulte professeur dans une École sont pour une part méconnues. Ce sont les « compétences transversales » des métiers de l’enseignement et
de l’éducation. Les découvrir et les développer peut se faire par l’expérience, en
commençant à les exercer, mais aussi en se trouvant dans des lieux pour les éprouver,
les découvrir en parlant avec d’autres, les élaborer, en reconnaître l’existence, la
profondeur, la consistance et les renforcer.
Or, les formes institutionnelles nécessaires pour découvrir ces compétences, les
acquérir et les exercer, les étendre, n’existent pas hors des établissements
expérimentaux ou alternatifs ou dans les mouvements d’Éducation Nouvelle, depuis
longtemps pourtant partenaires de l’École Publique. Il en résulte une surenchère des
discours de déploration de la part des personnes en position d’autorité ou installées
dans la culture de la plainte et une amplification des angoisses d’insignifiance sociale,
ce qui réveille les défenses archaïques et violentes poussant trop souvent l’individu
dans une logique extrême du « c’est lui ou moi ! », qu’on observe si fréquemment, tant
du côté des élèves que des professeurs, sans oublier les autres acteurs.
L’accès à des savoirs, l’accompagnement par la recherche action collaborative et
l’innovation.
Les savoirs que je viens de citer sont ignorés, ou pire, méconnus. Méconnaître veut
dire refuser de savoir. C’est embêtant qu’il en soir ainsi dans le ministère de
l’éducation nationale de la recherche et de l‘enseignement supérieure et de la
recherche. Leurs modalités de transmission ou d’appropriation aussi. Ils procèdent de
modèles nouveaux de formation professionnelle et de recherche scientifique. La
Refondation et les changements qu’elle appelle reposent pour partie sur les dispositifs
de recherches actions collaboratives et participantes, qui font appel à une certaine
humilité devant les situations vécues et les sens qu’elles prennent pour chacun.
Analyser et comprendre une situation qui fait événement et leurs sens vécus, heureux
ou malheureux, exige d’en accepter la singularité et le refus de conclusions précipitées.
La seule démarche de portée générale que l’on peut proposer raisonnablement
pour Refonder chaque École est dans la création, en concertation avec des équipes
porteuses d’un projet, d’une instance de travail accompagnée par un tiers externe, afin
que les collectifs concernés apprennent, par exemple, à surmonter les inévitables
désillusions et obstacles de la création collective et de la confrontation aux butoirs de la
réalité et de ses rocs. Pour qu’un tel accompagnement soit utile, il est nécessaire que
l’accompagnant soit chercheur et équipé psychiquement pour écouter et intervenir en
co-élaboration auprès de groupes, sans fonction hiérarchique ou évaluative, ce qu’un
inspecteur, par exemple, ne peut assurer du fait de sa place dans le système, même
quand il a acquis personnellement d’autres compétences. Pour assumer certains rôles,
innover, promouvoir des changements majeurs, des espaces et places spécifiques
doivent être conçus et mis en oeuvre. De nouveaux partenaires sont à inviter.
Bien entendu, des innovations en matière d’éducation et d’apprentissage ont lieu
depuis longtemps. Beaucoup d’initiatives novatrices d’hier restent toujours aussi
nouvelles aujourd’hui, tant elles sont rares ; d’autres tombent dans la répétition et
cessent d’être ce qu’elles ont été. Mais, il y a lieu de s’immuniser contre les sirènes
trompeuses de l’innovation qui viendrait s’opposer à ce qui serait traditionnel. Je veux
souligner ce qui suit : une démarche éprouvée depuis longtemps peut rester tous les jours innovante lorsque, chaque jour, elle est mise en oeuvre comme si c’était la
première fois, de manière vivante, sans jamais croire qu’on va aboutir à la même chose
que la fois précédente, sans oublier que, pour les enfants, chaque heure à l’École peut
apporter quelque chose d’inédit et être l’occasion d’une opposition difficile entre une
connaissance et un préjugé familial ou des préjugés collectifs, dont l’Éducation
Nationale n’est pas exemptée.
« L’expérience du groupe »
Ce que nous appelons « l’expérience du groupe » est une expérience
incontournable de formation personnelle pour qui veut assurer une responsabilité
d’enseignement et par là même de contenance d’un groupement d’élèves singuliers et
non de contention d’un collectif d’individus massifiés en catégories sociologiques.
Enseigner va donc de paire avec des rôles de cadre d’éducation et de conduite de
groupes d’individus au travail, secoués de l’intérieur par les angoisses du travail de
grandir d’un côté, et de vieillir de l’autre. Ces dimensions transversales du métier
peuvent être comprises et conquises dans le cadre d’une expérience d’implication
personnelle et de formation en groupe. Cette expérience du groupe permet de
découvrir ce que l’on donne à voir de soi aux autres à son insu ; on y saisit ce que
j’appelle son « scénario relationnel, d’entrée en groupe et en relation » ; on y découvre
sa capacité à projeter au dehors, sur autrui ou sur tout « objet » non-soi, au sens
psychanalytique, ce qui est au dedans de soi, et qui empêche de prendre contact avec
les réalités tant externes qu’internes à soi, etc.
L’expérience du groupe est une épreuve parce qu’elle fait comprendre combien
nous sommes « bêtes » et pourrions l’être encore longtemps si nous ne renoncions pas
à nos pseudo-savoirs, à nos préjugés. Nous n’en guérissons jamais complètement, du
fait de frontières narcissiques toujours un peu fragiles et de la maladie humaine
symbolisée par le complexe de Narcisse, articulé au complexe fraternel/fratricide et,
bien entendu, à l’OEdipe, ce qui ne facilite pas notre vie de tous les jours. Nous nous
fabriquons ainsi bien des souffrances, faute d’un travail de pensée et de culture. Là où
siège notre humanité, est aussi notre fragilité et notre « bêtise », mais aussi nos
potentialités riches de ressources insoupçonnées, si nous prenons le risque de la parole
avec d’autres. L’expérience du groupe permet de découvrir ses parts d’ombre, de saisir
quelque chose de la dialectique créatrice ou destructrice, du jeu des pulsions de liaison
et de déliaison. On y comprend ce que veut dire « institution » et la contribution
nécessaire de chacun — notre « dette » — pour « faire société » ; on y comprend
combien nous nous enrichissons mutuellement et augmentons notre territoire
psychique et culturel, grâce aux autres. Cette transformation passe parfois par la prise
de conscience de la persistance de l’adolescent en nous, qui nous fait ressentir la
présence de l’autre comme un empiètement, un piétinement, un empêchement d’être.
L’expérience de formation et de sensibilisation aux processus de groupe, accompagnée
par un analyste de groupe évidemment formé pour cela donne progressivement accès
à des compétences humaines personnelles nécessaires pour s’engager dans un travail
professionnel coopératif en équipe. Ces compétences sont aujourd’hui indispensables
pour enseigner, éduquer et faire société ou institution. Si l’on veut inventer des formes
sociétales nouvelles et propices au travail de transmission et d’acquisition à l’École, on
ne peut ignorer les connaissances acquises sur les réalités humaines, en particulier, celles qui concernent les rapports de l’individu à son environnement, ou celles qui
nous renseignent sur ce qui structure une École et les rapports de chacun aux autres, à
l’institution et à sa tâche de base, au savoir, enfin sur les conditions de l’engagement
subjectif de chacun dans le lien social, sans lequel on ne peut ni grandir, ni appendre
de son expérience, ni « faire École », ni faire société.
Pourquoi ce manifeste en faveur de la formation des personnels d’enseignement,
d’éducation, de direction et d’inspection par une expérience du groupe accompagnée
d’un tiers externe, psychanalyste groupal et institutionnel ? Parce que, pour qu’une
équipe fonctionne, il faut que chacun puisse trouver sa place et investir le groupe dont
il fait partie. Un groupe doit faire tiers. Or, le groupe ne peut faire tiers que par la
présence périodique d’une personne humaine qui sait représenter cette fonction,
garantir la permanence de cette place sans l’occuper vraiment, supporter les transferts
auxquels elle donne lieu, sans se confondre avec elle, et restituer quand il le faut
quelque chose de ce qu’il comprend des processus psychiques et collectifs.